“Tu ne sais pas qui je suis ?” C’est sur ces mots que le Professionnel entre dans le bureau et la vie du narrateur, vague écrivain, ex-contestataire devenu respectable cadre d’édition. Pourtant, cela fait vingt ans qu’ils se côtoient. Au point que l’un était devenu l’ombre, le secrétaire, l’ange gardien de l’autre. Et l’autre n’en savait rien… Cette confrontation incongrue nous entraîne dans un crescendo tout en nuances allant de la pantalonnade au drame déchirant, et qui résume les ambiguïtés d’une société communiste. Cette  » doublure « , surgie des bas-fonds de la police, n’est-elle pas la véritable et unique mémoire des citoyens ? Alliant la confession à une mise en abyme surprenante, la narration au dialogue, Le Professionnel est un chef-d’oeuvre comique, effrayant et bouleversant à la fois. Il a connu en Yougoslavie un succès populaire sans précédent.

Écrivain-cinéaste

Dusan Kovacevic (prononcer Douchane Kovatchévitch) est un dramaturge réputé tant dans son pays, la Serbie, qu’à l’étranger. Pourtant, son oeuvre théâtrale n’est que peu traduite, exception faite de Les Marathoniens courent leur tour d’honneur (publié chez L’Âge d’Homme). Sa notoriété repose pour beaucoup dans sa participation au cinéma. En particulier au fameux Underground de Kusturica. Ce scénario est une adaptation par Kovacevic lui-même de sa pièce Printemps en janvier.
À cette période (le film est réalisé en 1995), Kovacevic a déjà vécu le grand retournement de son écriture. À partir du Professionnel (1990), il abandonne un certain réalisme pour s’aventurer dans l’« absurde ». (Il a lui-même réalisé un film à partir de sa pièce). En fait, il rejoint à cette époque un phénomène littéraire conceptualisé par Mikhail Bakhtine comme relevant du tragico-comique (le sous-titre du Professionnel est d’ailleurs Triste comédie selon Luka).

Une histoire des vies secrètes

Teodor Teja Kraj, écrivain laborieux, bohème plus ou moins contestataire se retrouve bombardé à la tête d’une maison d’édition prestigieuse, mais menée au bord de la faillite à cause de la gabegie « bolchevique absolutiste ». Malgré cela, rien ne va vraiment bien. Entre des collaborateurs qui le détestent et des écrivains qui l’assaillent, Teja n’est plus tout à fait lui-même. Le brouillard cafardeux et déprimant dans lequel il baigne va être fendu par l’arrivée importune d’un homme qu’il pense n’avoir jamais vu. Luka Laban est un professionnel, un agent à la retraite de la police, un agent qui dix-huit années durant à eu en charge la surveillance de l’écrivaillon, possible agitateur. Et le petit auteur un peu exalté, un peu lâche, brouillé avec son père va découvrir une vie secrète, comme en miroir à la sienne, et sa propre existence révélée enfin sous un jour finalement moins lugubre et moins futile qu’il ne le croyait :

Dans la vie, grâce à toi, j’ai beaucoup appris, et toi, grâce à toi, tu as presque tout perdu. Je n’ai fait que t’apporter une part de ce qui a pu être sauvé de toi. p. 49

Cette relation secrète qui arrive à son terme à transformé des vies. Luka lui dévoile les livres qu’il n’a jamais écrits et qui sont la forme littéraire des rapports de police détaillant de ses propos, de ses diatribes, des récits inventés pour les amis poètes et écrivains… Ils ont transformé la vie de Luka et de son fils, ils vont modifier le passé de Teja en lui rappelant ce qu’il a dit et vécu. Ce qu’il avait honteusement et douloureusement oublié. Le fidèle agent du communisme, contraint de vivre sous couverture et d’entendre des écrivains railler et dénoncer ses croyances finit par s’émanciper. Ce chemin, l’écrivain désabusé le découvre ‘à rebours’ et finit par reprendre foi en ses anciennes certitudes…

Quel absurde ?

L’absurde est dans Le Professionnel la résultante du choc entre une quotidienneté anonyme et assommante, qui n’est que la surface mensongère du réel, et un aspect du « réel » authentique qui, brusquement ou imperceptiblement, affleure ou transperce la surface close des choses. Maitrisée, elle devient une force révélatrice d’une réalité nue ou d’un réel surnaturellement naturel.
Dans le texte, tendu, moite et perturbant du Professionnel, le réel rattrape le personnage principal d’une façon à la fois brusque et progressive, tragique et incongrue, paranoïaque et émouvante. Est à l’oeuvre une révélation bouleversante de sa propre vie créatrice qu’il avait jusque-là masquée par sa propre vanité.

J’ai quarante-cinq ans. Jusqu’à présent, j’ai publié deux livres. Un livre de poèmes et un livre de nouvelles. Plutôt déprimant ! Et j’ai l’air d’avoir écrit vingt romans. Belle médiocrité. (p.7)

Mais cette révélation est…crépusculaire. Car ce qu’il croyait être le moyen le plus sûr de son indépendance se dévoile au personnage comme un piège invisible où il se trouve englué . L’absurde n’est donc pas ici dans l’écriture dialogique de Kovacevic, mais dans la réalité qu’il pointe, dans l’agonie, le délitement de la société de Tito, de sa fausse morale. Mais aussi de la fausse littérature communiste mise au service d’un mensonge peint aux couleurs du bien absolu. Bref, le dialogisme débouche sur une révélation alors que la dialectique ne débouche que sur une forme rationalisée de mensonge ou, à tout le moins, de dissimulation.

Un texte étrange

Plein de tensions nerveuses, de doutes, d’éclats de voix, d’éclats de mots rudes qui sonnent juste… Une atmosphère à la fois burlesque, voire grotesque, mais également crépusculaire et tragique : « L’histoire qui suit est incroyable et véridique. Et la réponse est une désagréable question ? » (p.8)

Le Professionnel, Dusan Kovacevic, (traduit du serbe par Anne Renoué) L’Âge d’Homme, collection Théâtre Vivant, sortie mai 2000, réédition septembre 2012, 110 pages, 8 euros

 

 

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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