Lydia Delectorskaya : un patronyme russe dont la complexité ne peut suffire à expliquer la part d’ombre attribuée à celle qui sera vingt-deux ans durant, la muse, le modèle, et beaucoup plus encore, de Henri Matisse. François Vallejo, dans ce très beau roman, l’extrait de la surface des toiles pour lui donner vie. Une mise en lumière méritée.

C’est un lieu secret, connu de peu de monde. Une pièce baignée souvent d’une lumière oblique, fermée aux autres, ceux qui ne connaissent pas. Au milieu un chevalet, une toile tendue sur un châssis. Derrière, un homme, souvent, attentif. Devant, une femme, souvent, nue. Un peintre et son modèle. Un homme et une femme dans un même lieu. Que se passe-t-il quand le pinceau, dessine la courbe d’une hanche, d’une épaule, d’un sein, la main apprivoisant ce que le regard saisit ? Que se passe-t-il quand les regards des deux êtres se croisent? Quand leurs respirations se mêlent ? Ce secret, ce mystère, c’est ce que tente de saisir François Vallejo dans ce texte, La Delector. Il a choisi pour illustrer cette scène mystérieuse l’un des plus grands peintres du XXe siècle, Henri Matisse, dont les nus ont accompagné la vie, du Nu Bleu de Biskra aux monumentaux Nus Bleus. La muse, le modèle sera l’une de celles qui a le plus compté dans sa vie de 1932 à 1954, année de la mort de l’artiste : Lydia Delectorskaya.

Henri Matisse, Nu Bleu II, 1952
Henri Matisse, Nu Bleu II, 1952

Quand il fait sa connaissance lors de son embauche comme garde-malade de son épouse Amélie, Matisse a 62 ans. Il est un des artistes les plus reconnus au monde depuis sa participation décisive à la création du fauvisme au début du siècle.

Quand elle est retenue pour un contrat de courte durée, Lydia Delectorskaya a 22 ans. Orpheline russe, elle a été accueillie momentanément en France par sa tante émigrée. Elle ne possède rien, si ce n’est sa beauté et une forme de mystère dissimulée derrière un mutisme imposant. Embauchée comme garde-malade, Amélie va rapidement « prêter » sa gouvernante à son mari. Il a besoin d’aide pour coller sur le mur les morceaux de papier qui vont devenir, peu à peu, le gigantesque panneau de La Danse, destinée au collectionneur Barnes. L’œuvre achevée, il est en panne d’inspiration. Peut être que Lydia pourrait poser ? On enlève une bretelle, un corsage et le pinceau de Matisse devient léger et va explorer peu à peu des terrains sensuels nouveaux.

Embauchée provisoirement, elle va rester dans l’intimité du peintre vingt-deux ans, observatrice, actrice des conflits familiaux, des maladies, de l’évolution de l’inspiration artistique de « Monsieur Matisse », comme elle l’appellera dans tous ses témoignages. Et pourtant dans la plupart des biographies ou des monographies du peintre, la présence de Lydia est édulcorée, suggérée mais jamais évoquée avec précision. C’est ainsi que l’exposition qui sera consacrée au Musée du Cateau-Cambrésis, ville natale de Matisse, consacrée à la jeune femme s’intitulera Lydia D, muse et modèle de Matisse, une abréviation du patronyme comme un signe d’une présence diffuse, mais pas totalement reconnue de celle qui fut le modèle de dizaines d’œuvres majeures.

delectroskaya matisse

François Vallejo décide d’aller plus loin dans ce qu’il appelle un « roman », dont il écrit qu’il s’agit d’une « combinaison et d’une interprétation du réel ». Comme le peintre, l’écrivain va alors partir des témoignages, des textes pour combler le vide et imaginer le réel de deux vies presque fusionnelles. Il invente alors « La Delector », pour la distinguer de la véritable Lydia. « La Delector », c’est la femme à laquelle il prête des sentiments, des envies, dont il imagine les pensées. Comme un portrait réalisé par Matisse : ressemblant mais tellement différent de l’image réelle.

A sa manière, il la réhabilite, elle qui de manière explicite par la famille du peintre, ou de manière suggérée par les critiques, les exégèses, voient en Lydia, une femme jeune susceptible de profiter de la faiblesse d’un vieil homme, affirmation qui sera d’ailleurs démentie par la vie simple, voire misérable, du modèle après la mort de Matisse. Ce que l’écrivain nous fait sentir avant tout, c’est la tension née de ces moments dans l’atelier qui change l’inspiration déclinante en nouvelle vie. Tout est suggéré, rien n’est affirmé mais Lydia garde à la fin de l’ouvrage sa part de mystère. Garde-malade, muse, modèle, secrétaire, administratrice, nurse, photographe de l’évolution des tableaux, archiviste et tant d’autres fonctions, elle est tout cela et elle n’est rien de cela mais sans elle l’œuvre de Matisse serait incomplète.

Pour peindre, Henri Matisse a eu besoin toute sa vie, du désir. Celui des femmes comme un intercesseur et un préalable nécessaire à la création. Lydia D. qui l’a accompagné si longtemps fut l’aiguillon indispensable du trait libéré des conventions sexuelles aux dernières œuvres monumentales de la fin de sa vie. Témoin, actrice, elle figure aujourd’hui sur les murs des plus grands musées du monde. Comme un juste retour des choses.

Lydia Delectorskaya
Lydia Delectorskaya en 1935

La Delector de François Vallejo, Éditions Viviane Hamy, 350 pages, 2022, 20,90€.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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