Laura Alcoba est romancière, traductrice et universitaire. Cette Argentine de naissance, né en 1968, et naturalisée française à l’âge de quinze ans, nous a livré le singulier parcours de sa prime jeunesse et de son adolescence entre deux continents en trois livres autobiographiques particulièrement vivants et émouvants.

LAURA ALCOBA

Tout a commencé à La Plata, en 1975 : ses parents appartiennent à l’organisation politico-militaire péroniste des Montoneros dont les membres sont pourchassés par les commandos de l’AAA, la Alianza Anticommunista Argentina. Le père de Laura a été incarcéré. C’est en France que Laura Alcoba va rejoindre sa mère réfugiée dans la région parisienne à la fin des années 70.

Le premier des trois livres autobiographiques, paru en 2007, nous apprend les conditions de vie et de résistance aux autorités politiques et militaires de l’époque vécues par ses parents. C’est Manèges : petite histoire argentine, où Laura raconte son enfance, vécue dans l’ombre clandestine d’un père et d’une mère, tous deux membres des « Montoneros », révolutionnaires péronistes. Avec sa mère et un groupe de jeunes gens, alors que son père est en prison, la petite fille élève des lapins – en espagnol, le livre, traduit par Leopoldo Brizuela, s’intitule La casa de los conejos -. Derrière les cages est dissimulée une imprimerie clandestine. Laura Alcoba apprendra plus tard que toute la bande a été massacrée très peu de temps après son départ chez ses grands-parents, et celui de sa mère en France. Quelqu’un les avait trahis. Le livre, écrit directement en français, reçut un vaste écho en Argentine. Au point qu’à Buenos Aires, Laura Alcoba fut vite perçue comme une écrivaine authentiquement argentine.

LAURA ALCOBA

Le Bleu des abeilles paraîtra en 2013 faisant suite à Manèges. Sous ce titre, tout en grâce et légèreté, se dévoile le récit d’une immersion, sociale et linguistique, d’une enfant latino-américaine, née à Cuba, élevée à Buenos Aires et partie en France pour y rejoindre sa mère, émigrée politique accueillie en région parisienne, en 1978, alors que la fillette a tout juste dix ans.

Le père de Laura, enfermé dans les geôles des dictateurs, correspond avec sa fille réfugiée en France, dans un échange épistolaire très régulier et obligatoirement hispanophone, règlement carcéral oblige. Mais, outre ce dialogue avec son père, ce qui va vite devenir le souci majeur de Laura est la maîtrise progressive, vécue comme une conquête, de la langue française, dont la beauté et la musicalité commencent à lui apparaître, avant même qu’elle ne veuille ou ne puisse en saisir la teneur lexicale : « À la télé je ne comprends pas tout. En général je m’efforce de suivre au mieux ce qui s’y dit. Il m’arrive aussi de faire des efforts pour comprendre le moins possible, alors les sons qui s’échappent de la télé m’enveloppent comme une musique. Je peux rester longtemps comme ça à me laisser bercer par la musique de la langue ».

La lecture lui apprend aussi l’existence des e muets, inconnus en espagnol. Dans Les Fleurs bleues , roman de Raymond Queneau qu’elle va tenter de lire, influencée par son père qui lui parle de La vie des abeilles de Maeterlinck et de l’importance de la couleur bleue des fleurs butinées, Laura détaille chaque lettre du titre : « J’aime chacune des lettres qui le composent, surtout le e silencieux à la fin du mot bleues, une lettre que j’ai tout de suite repérée, et qui m’a attirée presqu’autant que la couleur, cette voyelle qu’on n’entend pas mais qui est indispensable pour que les fleurs soient vraiment bleues au bout du compte […]. J’aime ces lettres muettes qui ne se laissent pas attraper par la voix, ou alors à peine […]. Et plus vite j’apprends le français, plus vite je les repère. Parfois j’imagine que les voyelles muettes me voient aussi […], j’en viens à me sentir en connivence avec l’orthographe française et j’adore ça ».

Laura Alcoba perçoit la langue comme un corps vivant et fascinant qui la charme, dans un apprentissage étrangement et irrésistiblement envoûtant et libérateur. Apprentissage qui est autant un effort d’occulter un lourd passé que de se libérer dans le présent de l’exil : « En français, il n’y avait plus de censure, tout pouvait être dit. Mais avoir un accent, c’est le début d’une histoire. Il suffisait qu’on me demande l’heure, pour qu’une vie antérieure apparaisse. Parvenir à ne plus en avoir, c’est un habit jeté sur le passé.»

La découverte de la langue française, à l’égal de sa prononciation, n’est pas un chemin aisé : « Ce que je me demandais aussi, c’était quelle distance me séparait encore d’un français qui serait pleinement à moi. Est-ce que j’y arriverai un jour, alors que ça fait si longtemps que je me suis mise en route ? ». Un matin, pourtant, d’une pensée brève, immédiate et banale, va surgir une question simple et naturelle : « Tu m’as laissé les clés ? » demande-t-elle à sa mère, sans effort aucun de translation mentale cette fois. Surgit l’évidence, qui les surprend toutes les deux : « ¡ Hablaste en francés ! » s’exclame sa maman. Laura avait spontanément parlé français ! « Pour la première fois dans ma tête, je n’avais pas traduit. J’avais trouvé l’ouverture. »

La leçon de ce bref et délicieux livre, au beau parfum d’enfance, est là, toute entière: habiter un pays c’est d’abord habiter sa langue. Et Laura Alcoba nous dévoile avec bonheur son cheminement tenace pour entrer, pleinement et intensément, dans son nouveau territoire.

LAURA ALCOBA

La Danse de l’araignée, délicat et très émouvant récit lui aussi, est le troisième volet de sa jeune vie, une vie d’adolescente qui grandit dans la banlieue parisienne aux côtés de sa mère. Privée de son père toujours incarcéré dans les prisons argentines, Laura continue néanmoins d’échanger avec lui par lettre, dans la réglementaire et obligatoire langue espagnole. Une correspondance permanente, profondément attentive et affectueuse de part et d’autre, soumise à l’angoissant aléa du bon vouloir et la censure des geôliers.

La langue pour Laura, et pour son père qui l’encourage sans cesse à lire les grands auteurs français, continuera d’être ce pays à conquérir, avec l’aide du Petit Robert, outil qui ne la quitte plus, le « Robertito », dit-elle, avec tendresse, comme elle parlerait d’un ami.
Que vient faire une araignée dans ce lien tissé entre eux deux ? L’anecdote vient de son père qui lui rapporte le cas d’un Argentin dont la seule compagnie est celle d’une mygale, une « araña pollito andine qu’on peut vraiment apprivoiser », une araignée-poussin virevoltante, que l’homme libère de sa petite cage à son retour chaque soir à la maison, et dont il caresse le ventre comme on le ferait d’un doux animal domestique. Solitude d’un homme atténuée par la compagnie pour le moins insolite d’un animal qui inspire plutôt la crainte. L’histoire fascine Laura qui y voit l’image d’une fidélité prise dans les fils ténus mais forts de son affection et de sa tendresse pour ce père captif.

Le récit, jalonné d’anecdotes de sa jeunesse, entre amies complices, entre garçons et filles, entre mère et enfant, a le charme irrésistible de ces moments où naissent les premiers émois de la vie, comme Laura Alcoba en avait nourri Le Bleu des abeilles, avec le même bonheur d’écriture.

La répression de la police argentine ne cesse jamais, malgré tout, d’obséder Laura et sa maman, dans cette banlieue de Bagnolet. L’angoisse les tenaille depuis le suicide de l’amie Mariana. Elles se souviennent qu’attendant chez elle, dans son appartement de Buenos Aires, l’arrivée de son fiancé, le clandestin Paco et, entendant la police frapper furieusement à sa porte, Mariana, terrorisée, s’est jetée par la fenêtre sous les yeux incrédules et effarés de son compagnon parvenu tout juste au pied de son immeuble.

D’autres nouvelles, françaises et républicaines celles-là, viennent leur réchauffer le cœur : l’élection de François Mitterrand dont les première paroles sont comme un baume quand le nouveau Président s’adresse aux « humbles militants pénétrés d’idéal » et qu’il évoque les « centaines de millions d’hommes sur la terre qui sauront ce soir que la France est prête à leur parler le langage qu’ils ont appris à aimer d’elle. »

Un jour, une lettre de son père parvient à Laura et à sa mère, simultanément, annonçant sa libération conditionnelle. Libération dont il profitera pour fuir l’Argentine, par sûreté, et rejoindre femme et enfant en France. La nouvelle laissera Laura dans un état de totale sidération et déclenchera une longue crise de larmes incontrôlée. L’angoisse interminable de l’attente, jusqu’alors maîtrisée par cette enfant d’une maturité exemplaire, libérait le flot des émotions contenues pendant ces années d’éloignement. Le père presse alors dans ses bras sa fille retrouvée à l’aéroport, deux ans et demi après leur séparation. Et leurs retrouvailles nous valent d’ultimes pages bouleversantes.

Il faut lire ces trois récits l’un après l’autre, écrits avec beaucoup d’émotion et de tendresse, pour ses parents et son pays d’accueil. Laura les a sous-titrés « roman » mais le poids personnel de ces pages est tel qu’il faut les prendre comme des textes autobiographiques.

Laura Alcoba, brillante intellectuelle, est devenue enseignante et chercheuse dans une université parisienne, spécialiste du Siècle d’Or espagnol. Ses livres sont traduits en espagnol, anglais, allemand, italien et serbe.

à écouter : une interview de Laura Alcoba, sur France Inter diffusée en mai 2017 où l’auteur raconte l’aventure de sa vie et de celle de ses parents ici.

Manèges : petite histoire argentine, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Blanche », 2007, 142 p. (ISBN 978-2-07-078203-1)5 et Folio, 2015 (ISBN 9782070462438), prix : 6.50 euros.
Le Bleu des abeilles, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Blanche », 2013, 128 p. (ISBN 978-2-07-014214-9) et coll. Folio, 2015 (ISBN 9782070465972), prix : 6.90 euros.
La danse de l’araignée, Gallimard, La Danse de l’araignée, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Blanche », 2017, 160 p. (ISBN 978-2-07-019787-3), coll. Folio, 2018, ISBN : 9782072793356, prix : 6.90 euros.

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