De fait, dans Laëtitia Ivan Jablonka explore la France. En janvier 2011, un assassinat terrifiant bouleverse le pays entier. L’historien revient sur ce drame qui révéla bien des aspects de notre société. Dans un ouvrage indispensable, Ivan Jablonka réalise une photographie glaçante, mais instructive, d’une partie de la France d’aujourd’hui. Laëtitia ou la fin des hommes…

 

laëtitiaÉcrire un livre sur un fait divers laisse toujours présager du pire : voyeurisme, simplification, nombreux sont les maux attachés à ce genre de « littérature ». Pourtant depuis L’Adversaire de Emmanuel Carrère, consacré à Jean-Claude Romand, ce que l’on appelle la « littérature du réel » trouve peu à peu sa place dans les bonnes bibliothèques. Le romancier avait démontré avec talent qu’un fait divers était avant tout un révélateur sociétal et sociologique d’un moment précis.

Avec Laëtitia Ivan Jablonka, historien et écrivain, reprend ce principe pour écrire sur l’un des meurtres les plus odieux commis ces dernières années : celui de Laëtitia Perrais, assassinée puis dissimulée par Tony Meilhon dans les marais de la région nantaise en janvier 2011. L’auteur obéit pour ce livre à trois principes qu’il décrit lui-même : « comprendre l’affaire » dans son contexte médiatique, judiciaire, policier. Puis « ouvrir l’affaire » pour montrer qu’au-delà du crime celui-ci éclaire un état de la société. Enfin « dissiper l’affaire » afin de restituer la victime à elle-même, la connaître en dehors de sa seule mort.

ivan jablonka laetitiaLe résultat est exceptionnel. L’horreur absolue est dite, décrite avec la minutie de l’enquête policière, mais à aucun moment le lecteur ne se sent complice d’un sentiment de complaisance ou de curiosité malsaine. Dans Laëtitia Ivan Jablonka restitue la vie de cette jeune fille jusqu’à lui permettre d’écrire, dans une visée flaubertienne, « Laëtitia, c’est moi ».

Avec justesse, dans sa Laëtitia Ivan Jablonka cherche à reconstituer ses 18 années écoulées, 18 années de vie, de souffrances et de terrible solitude affective. Bien entendu, on retrouve ce que l’on peut attendre dans ces cas-là : un père qui bat et viole sa mère, une mère dépressive, les services sociaux, une famille d’accueil, mais aussi le bonheur de se découvrir des qualités, d’oser et même de trouver un métier qui lui permet de s’affranchir un peu de son passé et de ses lacunes. Ivan Jablonka s’attache à Laëtitia, dont il retrouve le double avec sa sœur Jessica – à la fois identique et si différente de sa sœur jumelle. Laëtitia n’est plus un nom dans un journal, c’est un être bien vivant qui est enlevé à 50 mètres de chez elle, 50 mètres de trop. Cette personnalisation, la recherche des pensées intimes d’une adolescente en construction évitent les réflexions générales globales habituelles sur une « société qui va mal », sur le « laxisme de la justice », sur cette France « qui a peur ». Le parcours de Laëtitia démontre que la société et ses institutions ont essayé de jouer leur rôle et étaient peut-être en passe de réussir.

laëtitia fait diversCette mise en perspective rend d’autant plus insupportables les propos récupérateurs des hommes politiques de l’époque, accusant le jour même les magistrats de fautes graves à l’encontre de l’assassin présumé et criant vengeance avec la population. L’une de forces de ce livre est de montrer preuve à l’appui, qu’à l’inverse de l’affaire Grégory, tous les intervenants dans ce dossier ont parfaitement exécuté leurs missions tant humaines que techniques dans un contexte de pression médiatique et politique extrême. L’auteur rend ainsi un bel hommage à ces avocats, juges d’instruction, enquêteurs, assistantes sociales en traçant d’eux des portraits humains remarquables.

La faute majeure incombe aux hommes politiques qui ont laissé les services de justice dans un état misérable, incapables d’assurer leurs missions malgré les demandes réitérées de moyens. Les responsables véritables hurlent avec les loups, comme le père d’accueil des deux sœurs, réclamant une sévérité accrue avec les délinquants sexuels, avant qu’il ne soit lui-même condamné pour viol sur Jessica.

Sur le ton de la neutralité, sans se départir cependant d’une empathie compréhensible, apparaît alors devant nous une photographie et une radiographie de notre société peu portée sur la réflexion, sur l’analyse, mais plutôt sur l’immédiateté, le ressenti. La violence permanente faite aux femmes (« toute sa vie Laëtitia a été la proie des hommes »), une médiatisation qui peut fluctuer selon la période ou même le lieu du fait divers, la volonté de précéder la présupposée opinion publique majoritaire, autant d’énoncés précis et étayés qui ressortent de cet ouvrage dérangeant, mais instructif.

Comme dans un terrible effet de boomerang, les appels à la vengeance, à la punition du président de la République d’alors comme à ceux de Gilles. Patron, le père d’accueil, les renvoient eux-mêmes à leurs propres contradictions et démagogie. Aux photos des marches blanches, on préfère celle souriante de Laëtitia pour qui de nombreuses personnes ont cru agir pour le mieux au cours de sa courte existence. Paradoxalement, dans son Laëtitia Ivan Jablonka nous restitue parfaitement ce sourire, rendant à l’adolescente par un texte où la haine est totalement absente, mais l’analyse et l’investigation omniprésentes. Une formidable humanité.

Ivan Jablonka Laëtitia ou la fin des hommes, Éditions du Seuil, Collection : « La librairie du XXIe siècle », 380 pages, 21 €

Le mercredi 2 novembre 2016 le prix Medicis 2016 a été attribué à Ivan Jablonka pour Laëtitia ou la fin des hommes publié chez Seuil. Ivan Jablonka était en compétition avec six autres auteurs. Il a obtenu 5 voix contre 3 à Nathacha Appanah pour Tropique de la violence chez Gallimard.

Laëtitia ou la fin des hommes  de Ivan Jablonka a obtenu le Prix Littéraire Le Monde 2016 et le Prix Médicis 2016

laëtitia

Ivan Jablonka, né le 23 octobre 1973 à Paris, est un écrivain et historien français. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-XIII-Nord et chercheur en sciences sociales. Depuis 2009, il codirige avec Pierre Rosanvallon la collection La République des Idées (éditions du Seuil), où il a édité des ouvrages de sociologues et d’économistes comme Éric Maurin, Camille Peugny, ou Thomas Piketty. Il est un des fondateurs et rédacteurs en chef de La Vie des idées, revue en ligne née en 2007. En 2013, il fonde la collection « La Vie des Idées » aux Presses universitaires de France. Dans L’histoire est une littérature contemporaine (2014), à la fois fondement théorique de l’Histoire des grands-parents et « manifeste pour les sciences sociales », il montre qu’on peut concilier sciences sociales et création littéraire. En 2005, il a publié sous le pseudonyme d’Yvan Améry un roman, Âme sœur. Bien qu’appartenant au genre de la fiction, ce livre partage des thèmes communs avec ses recherches d’historien, comme la défaillance parentale, la solitude des jeunes ou encore l’exil. Pour Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, il a reçu le prix du Sénat du Livre d’histoire 2012, le prix Guizot 2012 de l’Académie française, le prix Augustin Thierry des Rendez-vous de l’histoire de Blois 2012. En 2016, il reçoit le Prix littéraire du journal Le Monde pour son roman Laëtitia ou la fin des hommes.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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