Il est des romans qui vous saisissent sans éclat, à la manière d’un souvenir ancien dont la douceur finit par peser. La Vie est une chose étrange, dernier opus de l’écrivain irlandais Donal Ryan, publié chez Albin Michel au printemps 2025 dans une traduction sobre et fidèle de Sabine Porte, appartient à cette catégorie d’ouvrages que l’on referme à la fois charmé… et légèrement assoupi. Car ce roman a la beauté mélancolique des choses lentes : il fascine par sa justesse, mais lasse parfois par son absence de tension dramatique.
Une disparition et ses échos
L’intrigue s’ouvre à Nenagh, dans le comté de Tipperary, en 1973. Moll Gladney, fille unique de Kit et Paddy, disparaît sans un mot. Cinq ans plus tard, elle revient, flanquée d’un compagnon noir, Alexander, et d’un enfant métis, Joshua. Cette réapparition bouleverse l’ordre immobile d’un monde rural cloîtré dans ses habitudes et sa foi. C’est donc d’un séisme intime qu’il s’agit, mais raconté avec un art de l’ellipse tel qu’on en ressent plus le silence que la déflagration. Car Donal Ryan n’est pas un écrivain de l’événement. C’est un orfèvre du non-dit, un chantre des failles souterraines. Il déploie ici un récit polyphonique en cinq parties, adoptant le point de vue successif de plusieurs personnages. L’écriture, élégante et mesurée, capte les mouvements ténus de l’âme, les hontes tues, les élans contenus. On pense à Claire Keegan, à William Trevor : la comparaison est flatteuse, et souvent méritée, pas toujours.
Une beauté discrète, mais sans souffle
On ne peut qu’admirer la précision des descriptions, la profondeur de la tendresse qui lie les êtres, la manière délicate dont l’auteur traite des sujets lourds – racisme, religion, conformisme social – sans appuyer, sans jamais didactiser. L’ambiance irlandaise est restituée avec un sens aigu du détail, entre pluie verte et cottages figés dans le passé. Et pourtant. Passée la première centaine de pages, une certaine torpeur s’installe. Ce roman, aussi bien construit soit-il, manque d’une dynamique romanesque véritable. L’intérêt se maintient, mais l’ennui rôde – non pas un ennui grossier, mais ce genre d’alanguissement que provoque une œuvre trop modeste dans son ambition narrative. Chaque chapitre est une miniature soignée, mais l’ensemble, par excès de retenue, finit par manquer de nerf. On lit avec un demi-sourire, mais sans hâte.
L’émotion discrète, le rythme étale
Cela dit, refuser le spectaculaire n’est pas un défaut en soi. C’est même l’un des choix esthétiques les plus cohérents de Donal Ryan, qui préfère le frémissement au tumulte. À ceux qui attendent des drames, il offre des variations sur le quotidien, des portraits d’hommes et de femmes que le moindre changement confronte à eux-mêmes. À ceux qui cherchent la passion, il oppose la patience. Mais cette patience exige une disposition particulière de la part du lecteur. Il faut aimer les livres qui vous parlent à voix basse, qui vous demandent de ralentir, d’écouter les silences. C’est un roman qui n’impose rien, mais propose une atmosphère, une expérience – un peu comme un paysage brumeux dont on ne distingue jamais vraiment l’horizon.
Avec La Vie est une chose étrange, Donal Ryan livre un roman d’une grande délicatesse, intelligent, profond, habité par une forme de grâce lente. Il explore les drames de l’intimité, les crispations d’un monde rural confronté à l’altérité, les liens familiaux mis à l’épreuve par le secret. Mais cette finesse a son revers : le texte manque parfois d’élan. On s’y promène plus qu’on ne s’y perd, on l’admire plus qu’on ne s’en éprend. C’est un livre qui laisse une empreinte douce, mais qui ne brûle pas.