En ces moments de fêtes, la table se fait, plus qu’à tout autre moment de notre vie, acte de communauté familiale et sociale. Elle rassemble, relie, pacifie. De tout temps, le repas est apparu comme un moment privilégié de la vie en société : une cérémonie où se renforcent les amitiés, où se célèbrent les événements heureux, qu’ils relèvent de la sphère privée ou de la vie publique.
Jean Muret le rappelle avec force dans son Traité des festins, publié en 1682 et aujourd’hui judicieusement réédité : le festin n’est pas un simple agrégat de mets, mais un fait social total, une scène où se joue l’équilibre entre le corps et l’âme.
Cette conception traverse toute l’histoire de la gastronomie. Jean-Anthelme Brillat-Savarin, que nous évoquions récemment dans Unidivers, souligne à son tour le rôle central de l’amphitryon et le soin qu’il doit porter à l’accueil de ses convives :
« Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qui leur est préparé n’est pas digne d’avoir des amis. »
Derrière l’aphorisme se dessine une conviction durable : si l’art culinaire constitue la base de toute gastronomie, la salle à manger en est la sphère immédiate d’épanouissement, à la fois sociale, symbolique et presque mystérieuse.
Du faste à l’ordonnancement : l’évolution des services de table
À l’image de la cuisine, la physionomie des repas n’a cessé d’évoluer au fil des siècles. La mutation la plus radicale intervient au XIXᵉ siècle, mais elle s’inscrit dans une longue tradition.
Sous l’Ancien Régime domine le service « à la française » : plusieurs plats sont présentés simultanément et laissés au libre choix des convives. Ce mode de service sacrifie au faste et à la magnificence. La table se couvre alors de plats nombreux, mais aussi de surtouts, de corbeilles de fleurs, de candélabres, de porcelaines, sans oublier les pièces montées, parfois spectaculaires, destinées à demeurer visibles jusqu’à la fin du repas.
Un repas complet comporte ordinairement quatre services, chacun pouvant réunir, selon le nombre des invités, jusqu’à quarante-trois plats. Le premier, réservé aux potages et hors-d’œuvres, est disposé avant l’entrée des convives ; le second accueille les grandes pièces de viande et les salades ; viennent ensuite les légumes et entremets salés ; enfin, le quatrième service est consacré aux desserts, œuvres des pâtissiers et des confiseurs.
Le service « à la russe » : modernité et rationalité
Au XIXᵉ siècle s’impose progressivement une pratique qui nous semble aujourd’hui évidente : servir les plats l’un après l’autre. C’est le service « à la russe », introduit en France par le prince Kourakine, ambassadeur du tsar Alexandre Iᵉʳ à Paris.
Ce mode de service marque un nouveau triomphe du raffinement : les plats, moins nombreux, sont servis chauds et « à point » ; l’ornementation de la table s’allège, devenant luxueuse sans ostentation. Grimod de La Reynière et Carême y voient aussitôt un progrès réel. Pourtant, la transition est lente : les deux types de service coexistent durant une grande partie du XIXᵉ siècle, et ce n’est qu’après 1870 que le service « à la russe » s’impose définitivement.
Cette évolution modifie profondément la composition des menus, désormais plus rationnels et équilibrés. Les plats n’étant plus présentés simultanément, il devient nécessaire d’annoncer leur succession : les menus imprimés font alors leur apparition, bientôt illustrés. De simples feuillets fades et conventionnels à l’origine, ils deviennent, à la fin du siècle, de véritables objets d’art décoratif.
Le Traité des festins : un codex moral et social
Publié à Paris chez Guillaume Desprez en 1682, le Traité des festins de Jean Muret constitue une sorte de codex. Réédité à partir de l’édition originale par la BNF-Gallica, ce petit volume, dédié à François d’Aubusson, propose une réflexion théorique sur les festins, qu’il définit comme « l’âme de la société civile ».
Pour Muret, le festin doit rassasier pleinement « les deux parties essentielles de l’homme : son corps et son âme ». Après avoir défini sa fonction sociale, il passe en revue les différentes formes d’agapes : festins de naissance, de noces, militaires ou rustiques. Il en examine les usages, les règles de bienséance, et conclut par des « réflexions chrétiennes pour éviter tous les désordres des festins ».
L’ouvrage se distingue aussi par son ampleur comparative. Muret convoque l’Antiquité grecque et latine, les références bibliques, mais aussi les mœurs épulaires des Perses, des Turcs, des Scythes, des Moscovites, des Lapons, ou encore des Allemands. Il en a pleinement conscience : son traité présente un intérêt ethnographique certain, même s’il le considère comme secondaire face à son ambition morale.
« J’espère que l’on me saura gré, écrit-il, non seulement de la peine que j’ai prise pour donner aux Français le divertissement de voir manger les nations les plus civilisées de la terre […], mais d’avoir publié cet ouvrage dans une saison où il semble que l’on ait besoin de ces sortes d’exemples pour goûter tous les plaisirs de la bonne chère, et pour éviter les excès qui s’y commettent ordinairement. »
Une leçon toujours actuelle, à l’heure où la table demeure, plus que jamais, un lieu de partage, de transmission et de civilité.
Jean Muret, Traité des festins, 1682, rééd. Hachette-BNF, 2016, coll. « Littérature »,
EAN : 9782013605083 — Prix indicatif : 21,50 €.

