Emmanuelle Delacomptée, jeune professeure agrégée, nous avait dévoilé en 2014, dans un récit d’un réalisme réjouissant, sa toute première expérience pédagogique dans un village de Normandie. C’était Molière à la campagne. L’auteur s’aventure à présent, pour la première fois, sur le terrain du roman, avec La soie du sanglier, joli titre allitératif et métaphorique qui annonce un texte ancré en Périgord, mêlant rudesse et tendresse, porté par une langue extraordinaire de précision, de charme et de poésie. Un roman magnifique.

LA SOIE DU SANGLIER

 

Bernard, personnage central du roman, homme rustaud mais tendre, bourru et timide, en mal d’amour, s’éprend d’Isabelle rencontrée à la faveur d’un bal au village, une jolie trentenaire venue d’une lointaine ville de Suisse, arrivée là pour visiter la Dordogne. Bernard, entouré seulement de ses chiens dans sa cahute perdue au milieu des champs à l’orée de la forêt, accueillera cette jeune femme séduite par la vie sauvage de ce solitaire au cœur tendre. Mais l’histoire d’amour ne durera qu’une année, Isabelle finissant par se lasser de lui, de sa faiblesse et de ses affrontements stériles et répétés face à un père acrimonieux qui ne le supporte pas et n’entend rien de ses rêves. Et Bernard dans le désespoir de la revoir un jour replongera dans l’alcool.

Brutal, Bernard peut l’être avec ses voisins, ceux qui lui cherchent noise, ces tout proches villageois repliés sur eux-mêmes et menés par la méfiance, la hargne, la jalousie, la cupidité, la rancœur. Brutal, Bernard peut l’être aussi avec la maréchaussée, qui l’a à l’œil dès qu’il sort du bistrot du coin et prend le volant de son vieux Cherokee cabossé sur les routes tortueuses menant vers son infâme tanière, où il va engloutir et cuver ses bières tous les soirs. Comment une femme pourrait-elle venir vivre avec lui de nouveau ?

LA SOIE DU SANGLIER

Bernard ne trouve l’apaisement que dans un extraordinaire rapport à cette nature qui l’entoure. Et sous ses apparences rustiques, il manifeste une sensibilité et une attention infinies à la vie animale et végétale qui l’imprègne. Il est chasseur, certes, il organise même des battues au sanglier dont l’une d’elles, d’ailleurs, va se terminer par une suspecte mort d’homme. Mais bien plus que chasseur, Bernard est fin observateur, attentif aux chants d’oiseaux qu’il distingue comme personne, aux fleurs dont il identifie les formes et les parfums, aux gibiers dont il reconnaît les traces dans la forêt, le bruit de leur souffle dans l’épaisseur des buissons. Il est homme des bois qui vit au milieu des bêtes.

Un soir il s’endort au pied d’un arbre, dans les bruits d’une faune nocturne qui l’apaise. « Bernard se tourne sur le côté, la tête collée aux pierres. Il ronfle parmi les grognements qui s’élèvent autour de lui. Ronds comme des tonneaux, plus noirs que la nuit, les sangliers trottent tout près. Éparpillés sous les chênes, ils l’encerclent comme s’il était l’un des leurs ». Les petits matins l’enchantent : « Si les gens savaient ce qu’ils perdent en dormant à cette heure. Cette fraîcheur suspendue. Les parfums intimes de la nature. Les tiges pleines de tendresse, les sucs de la nuit qui s’évaporent, la clarté qui caresse ».

Dans la belle lignée des tendres bestiaires de Maurice Genevoix, l’écriture d’Emmanuelle Delacomptée fait merveille : rare et précise, infiniment délicate et musicale, elle nous dit admirablement le grouillement et le fourmillement du monde animal et végétal, le changement des saisons aussi quand « le froid perd de sa rigueur, les lignes de la campagne s’arrondissent, les matins renoncent à leur dureté de givre. […] Doucement émergent les mouvements de la faune au gagnage. Ça frotte, fouille, explore, ratisse, grouine, triture, gratte, grommelle, déterre. Les sangliers font leurs mangeures dans les cépées compactes. Les chevreuils raient dans les charmilles »

Un jour, Bernard apprend que Marie Desfort, une voisine, veuve et seule en son manoir de la Volière, a besoin de ses services pour changer le conduit d’une cuisinière. Bernard est homme à tout faire et va chez elle, intimidé bien sûr : la dame est beaucoup plus âgée que lui, et d’aristocrate ascendance. Quand le travail est terminé, Bernard la regarde « dans le contre-jour qui irise ses cheveux gris argile ». Deux solitudes vont se rejoindre, se comprendre. Et même, suivant le vœu de la vieille dame, Bernard et elle vont vite se tutoyer. Bernard observe la nature, Marie aussi, à sa manière, en la fixant sur les toiles de son petit atelier de peintre. Il l’étonne par sa connaissance du monde des oiseaux : « Les moineaux friquets éternuent et les oies cendrées donnent des coups de trompette rouillée, les chevêches ont presque une voix humaine ». Marie, admirative, lui lance : « Tu parles comme un poète », ajoutant : « Tu sais regarder comme personne, Bernard…même moi tu as su me regarder ». L’improbable histoire d’amour se fait miracle : « Il pose ses lèvres sur les siennes, où l’âge n’a pas de prise ». Ils se découvrent et s’explorent, peau contre peau. « J’aime ton corps autant que ce pays. Je veux m’y réfugier, m’y confondre. De ça tu peux être sûre, je suis un sédentaire et je resterai là ».

Ce premier roman est une merveille de poésie, de délicatesse et de grâce.

La Soie du sanglier un roman d’Emmanuelle Delacomptée, Éditions Jean-Claude Lattès, paru le 10.01.2018, 200 pages, 18.00 €. EAN : 9782709661416. Catégorie : Littérature française.

Lire un extrait ici.

Emmanuelle Delacomptée

​Emmanuelle Dugain-Delacomptée est née en 1981 à Sartrouville. Professeur de français depuis 2005, elle a enseigné en Normandie, puis en Seine-Saint-Denis. Elle est l’auteur de Molière à la campagne. Elle est par ailleurs éditrice aux éditions Robert Laffont.

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