Maria Messina (1847-1944), romancière sicilienne publiée à la charnière des XIXe et XXe siècles, est une prosatrice peu citée dans l’historiographie de la littérature italienne. Les personnages de ses romans sont le plus souvent des femmes malheureuses, malmenées et contraintes dans les milieux familiaux traditionnellement sans égards pour les jeunes filles et les épouses de classes populaires.

Maria MESSINA

Cette discrétion éditoriale ne laisse pas d’étonner Leonardo Sciascia, préfacier de La Maison dans l’impasse, texte publié en français par Actes Sud dans les années 80, comme la plupart des autres romans de l’auteur, repris tout récemment par les Éditions Cambourakis dans une belle traduction de Marguerite Pozzoli. Étonnement bien compréhensible à une époque où les discours féministes et revendicatifs fleurissent un peu partout, en Italie comme ailleurs.

maria messina

Dans ce beau et poignant roman, Maria Messina met en scène trois personnages : deux sœurs très attachées l’une à l’autre et aussi timides et effacées l’une que l’autre, Antonietta et Nicolina, et un homme, Don Lucio, secrétaire du puissant baron Rossi régnant sur le hameau de Sant’Agata. Antonietta épousera Lucio qui accueillera aussi sous son toit Nicolina, la sœur cadette. Toutes les deux quitteront donc le village pour la grande ville et suivront dans sa maison isolée « qui transpire la tristesse », sise au fond d’une impasse, le mari en qui elles remettront aveuglément leur destinée : « Il savait ce qu’il est bon de faire ; il était sûr de lui et comprenait tout de la vie aussi clairement qu’il aurait lu un livre ouvert. Il fallait se fier à lui, d’un cœur tranquille. Nicolina ressentit un élan de gratitude et d’admiration, qui paraissait combler la distance la séparant, pauvre fille qu’elle était, de son beau-frère… Don Lucio était un homme qui ne se trompait jamais, qui savait ce qui est bien et ce qui est mal. C’était si merveilleux d’avoir confiance en quelqu’un ! ».

Se développera alors ce qui deviendra au fil des ans l’histoire d’un singulier ménage pluriel enfermé dans les quatre murs de la demeure d’un mari maître de maison au plein et pire sens du mot. Car Lucio se comportera immédiatement, sans honte ni scrupules, comme tout chef de famille de cette lointaine Sicile, en tyrannique patriarche domestique et conjugal.

Lucio, il est vrai, est l’homme providentiel pour la famille d’Antonietta au bord de la ruine quand il demande la main de la fille aînée. Il est alors un usurier prospère, habile financier, sans délicatesse aucune et qui a l’ascendant moral et matériel sur bien de ses débiteurs. Heureux de cette union, comme d’un placement avantageux et sans frais, il dominera rapidement Antonietta – « Don Lucio regardait aller et venir sa femme avec complaisance. Admirant les mouvements souples des hanches fortes et pleines, il était satisfait de lui-même comme il était satisfait chaque fois qu’il contemplait les meubles coûteux dont il avait orné sa maison. » – . Il profitera pareillement des services d’une belle-sœur aussi obscurément admirative que constamment timorée et en fera vite une servante chargée du ménage, de la cuisine et même de sa toilette, vestimentaire et capillaire. Chaque jour, Nicolina devra beurrer les tartines de Don Lucio, le coiffer longuement et délicatement, brosser ses vêtements, bourrer sa pipe, préparer sa citronnade, peler ses fruits, s’occuper aussi des enfants de sa sœur, dans la soumission et la crainte continuelle de déplaire à cet homme à qui Antonietta et Nicolina doivent tout, pensent-elles. Les deux sœurs, tributaires financièrement du même homme, consentent à cette oppression masculine. Servitude volontaire, conforme à la place que la société sicilienne de l’époque donne aux femmes. Bâillonnées, elles subissent, dans leur enfance, l’autorité d’un père puis, adultes, celle d’un mari. Après tout, « les femmes sont nées pour servir et pour souffrir » finira par se dire Nicolina. Quand Lucio, assis seul à table avant toute la famille, savoure son déjeuner, « les deux sœurs se contentent d’un peu de pain et d’un morceau de fromage qu’elles mangent debout. »

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La vie s’écoule ainsi, « aussi régulière que le tic-tac d’une horloge, et que les femmes restent à leur place » décrète Don Lucio qui n’a nulle envie de les voir s’échapper de la maison et perdre temps et argent à aller découvrir et explorer la ville à leur porte. Les filles que lui donnera Antonietta devront suivre la même route, « dociles, simples, ignorantes, sans désirs, comme doivent être les femmes. » Des naissances qui épuiseront Antonietta et finiront par lui faire repousser le mari hors de la chambre parentale. Qu’importe, le patriarche Lucio se tournera vers Nicolina, objet à son tour de ses appétits physiques réguliers. Paralysée de peur, Nicolina sera incapable de lui résister. Et bien vite se répandra l’écho du singulier et insoutenable adultère familial compromettant pour toujours Nicolina, devenue « l’épouse sans bague », condamnée à un huis clos insupportable qui déclenchera guerre et désespoir entre sa sœur et elle, deux femmes désormais brisées, broyées.

De tous les enfants qui naîtront de l’union avec Antonietta, Alessio, unique héritier mâle, destiné à être ingénieur – volonté du père -, jeune homme libre dans sa tête, révolté, porté par ses rêves de littérature et de voyages – tout ce qui fait horreur à l’inébranlable et obstiné Lucio – sera la seule lumière – « comme un ange de paix » – dans le sombre horizon de la mère et de la tante qui l’adulent et qu’il adore. Il les emmènera un jour, et un seul, se promener dans la grande ville qui les entoure, profitant d’une opportune absence du tyrannique géniteur. C’est alors qu’un sentiment de liberté mêlé d’amertume envahira les deux femmes : « Dans la maison, dans l’air, dans les cœurs, le temps marquait une pause, le silence se faisait poignant. Les rêves, les regrets, les espoirs semblaient alors s’avancer en cortège, dans la lumière incertaine qui baignait le ciel. Et nul n’interrompait les songes vagues, inachevés. » L’unique sortie à l’extérieur de la maison, ou prison, vers cette ville interdite baignée de la lumière du ciel étourdissent alors d’un bonheur inédit les deux femmes enivrées par les encouragements du libre Alessio : « Les pensées restaient en suspens, comme de la poussière d’or, dans l’air lumineux. Toutes leurs petites misères, qu’elles croyaient si importantes, l’âpre rancœur dont l’air de la maison était chargé, semblaient se dissiper et s’évanouir dans la sérénité du ciel immense. » Peu après, pourtant, Alessio se suicidera, « inconsolable de la discorde qui règne dans la maison. Nous avons tous un peu empoisonné sa vie, comme on empoisonne une source pure » s’avoueront les deux femmes, écrasées par le chagrin et la chape de plomb de cette « maison dans l’impasse », abyme de solitude.

Dans sa préface, Sciascia cite Giuseppe Antonio Borgese, critique de l’époque de la romancière qui constate à propos du monde que décrit Messina : « La vie sicilienne telle que Maria Messina la dépeint n’offre ni paysages grandioses ni drames sanglants. Elle est tout en « la mineur ». Ce sont de petits remous dans une eau marécageuse où, sans bruit, disparaissent des êtres qui n’ont même pas la force de se plaindre. Elle a senti de façon nouvelle la mélancolie obstinée de la province pauvre, cette indéfinissable odeur de renfermé, de prison, qui règne chez les gens honnêtes et que les Italiens ignorent totalement, au-dessus de Naples. Aucun soleil si éclatant soit-il n’illuminera les innombrables maisons où tout manque, sauf l’honneur âcre et soupçonneux. La pauvreté étouffe tous les sentiments, sauf le sacrifice résigné et la crainte de Dieu, et la jeune fille se fane devant sa tapisserie, languissante…»

Tragique tableau et dénonciation de la toute-puissance de la vieille famille patriarcale méditerranéenne sur la femme soumise, corps et âme, génération après génération, à la seule volonté des hommes, ce texte, d’autant plus déchirant qu’il est sobrement et magnifiquement écrit, fut publié en Italie en 1921. Le statut familial de la femme a-t-il varié dans les faits depuis un siècle dans ce sud profond de l’Europe ?

La Maison dans l’impasse, de Maria Messina, préface de Leonardo Sciascia, traduit de La Casa nel vicolo par Marguerite Pozzoli, Éditions Cambourakis, paru le 4 mars 2020, 150 pages, ISBN 978-2-36624-481-6, prix : 10 euros.

MARIA MESSINA

Maria Messina est née à Palerme en 1887. Élevée à Messine, elle voyage au fil des mutations de son père pendant son adolescence, jusqu’à leur installation définitive à Naples en 1911. Entre 1908 et 1921, elle écrit plusieurs romans et recueils de nouvelles. En 1928 est publié son dernier roman, L’Amore negato, alors que sa sclérose en plaques, diagnostiquée en 1907, s’aggrave. Maria Messina en meurt, en 1944, à Pistoia, sous les bombardements, oubliée de tous. Centrés sur la Sicile des petites gens, ses récits étaient très appréciés de son vivant, notamment par Giovanni Verga et ont été redécouverts par Leonardo Sciascia.

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