Kjartan Fløgstad est un poète, romancier et essayiste norvégien, engagé notamment auprès de la classe ouvrière et du monde minier. Permettons-nous, le temps d’une critique, un hors cadre, et présentons en marge du festival Travelling, qui se déroule à Rennes du 3 au 10 février, le portrait de Pyramiden, ville fantôme autrefois cité minière, habitée et entretenue par l’URSS, désertée dans les années 90, située dans le Svalbard.

 

Pyramiden, entre relique et reliquat

FlogastLe documentaire hybride de Fløgstad, qui mêle à l’enquête journalistique le cheminement et la description d’un récit d’exploration, débute par l’arrivée, progressive, au Svalbard, puis à Pyramiden, via l’Isfjord qui, « sur la carte », ressemble « à une griffe, ou à la main de Dieu, déformée par les glaciations et le froid arctique ». Fløgstad, dans son récit, réemprunte au projet de Pyramiden sa valeur symbolique et métaphorique pour l’abstraire et la replacer dans un autre contexte : celui de la désertion, de l’éloignement, de la ruine. Ainsi, le voyage vers le Grand Nord, en direction de la cité fantôme, figure en quelque sorte la remontée graduelle, difficile, dans le temps, de même que la glace et le froid qui immobilisent Pyramiden représentent l’arrêt du temps. Situé sur l’île de Spitzberg, en territoire norvégien, Pyramiden, qui « porte le nom d’une montagne, mais aussi celui de monumentales tombes historiques », est une cité minière exploitée de 1931 à 1998 par une compagnie minière russe, propriété de l’État : Arktikougol. Comme la cité se trouve sur le territoire norvégien, donc, dans l’Occident capitaliste, qui plus est dans un pays membre de l’OTAN, l’URSS a décidé de faire de Pyramiden « la ville communiste la plus parfaite du monde ». Dans cette cité idéale socialiste, « tout est gratuit », la bibliothèque, le voyage, l’école, l’hôpital, le chauffage, etc. Ce qu’il en reste, après sa désertion progressive, de 1990 à la fermeture définitive, en mars 1998 ? Fløgstad laisse délibérément planer le doute entre un Pyramiden relique, « un musée de l’utopie », ou un Pyramiden reliquat, une parcelle de passé éloigné dans les montagnes, en écho du monde.

En tant que mausolée de la modernité industrielle, Pyramiden au Svalbard produit une impression plus forte encore. Sa situation extrême en Arctique, son isolement absolu, au cœur d’une nature époustouflante, le fait qu’elle soit si entièrement désertée, vide, et pourtant intacte, donnent à la ville une puissance expressive particulière.

Esthétique du vide

pyramiden-1Si Fløgstad analyse le cas limite de Pyramiden sous l’aspect géopolitique, il le considère aussi d’un œil littéraire, voire artistique. La vacance laissée par l’histoire – la chute de l’URSS – a évidé la ville pour n’en laisser que des traces, par exemple la statue archétypale d’un ouvrier socialiste, ou le buste de Lénine. En remontant au Nord, c’est-à-dire spatialement, Fløgstad parcoure en fait le temps. Ce que le vide donne à voir, outre les reliques d’un passé communiste, c’est bien le monde ouvrier, que l’auteur norvégien, qui l’avait déjà traité dans Le Chemin de l’Eldorado, tend à universaliser. Selon lui, « le canon littéraire occidental est parcouru par une profonde veine souterraine » ; ce qu’il voit à Pyramiden, en apparence, en superficie, suggère, par l’entremise du dagopning, « la bouche de la mine », un outre-monde, une profondeur invisible à nos yeux. De ce paysage désert, silencieux et immobile, Fløgstad fait remonter à la surface les voix fantômes des mineurs, pas seulement celles du Svalbard, mais aussi celles de SIGLO XXe, de Germinal ou du folklore nord-américain. Pyramiden, alors, jadis promus par l’URSS et Arktikougol au rang de symbole, voire de synecdoque, se voit par Fløgstad reconsidéré dans un contexte nouveau et élevé, selon ses mots, en « memento mori », en symbole, inversé, certes, comme une pyramide peut l’être, de la modernité industrielle finissante, de la fin d’une époque et du commencement d’une autre.

De retour dans le centre-ville, je constate que les fresques au sommet de la façade du luxueux Hôtel national montrent toujours des conductrices et conducteurs de tracteurs, habitants les plus heureux du monde de vastes immeubles, sous des pylônes à haute tension proéminents qui transportent l’énergie de la combustion du charbon des centrales électriques jusqu’à l’industrie lourde.

Ville et histoire fantômes

lyb3Comme on l’a vu plus haut, Fløgstad transforme Pyramiden en symbole paradigmatique d’une époque qui se termine ; en choisissant ce lieu, il décide de situer la fin d’un monde bipolaire en périphérie, pour ainsi dire, aux confins du monde. Et c’est également dans cet outremonde que Fløgstad situe notre présent, s’entend : la désindustrialisation et la globalisation. L’épilogue du livre, à ce titre, en est exemplaire. D’ailleurs, à la fin, la fiction prend la relève du documentaire pour célébrer EVENT PYRAMIDEN. Fløgstad imagine qu’en 2017, pour le centenaire de la Révolution d’octobre, un gigantesque événement post-socialiste sera organisé à Pyramiden, un événement virtuel car « la nouvelle économie post-industrielle se déroule à la surface ». Dénonçant la récupération puis la destruction par Staline et son art total des avant-gardes russes, Fløgstad pointe conjointement du doigt cette « déterritorialisation » puis « reterritorialisation » du système capitaliste, capable, ici dans la fiction, ailleurs dans la réalité, de transformer une trace historique en spectacle mémoriel. Entre les rémanences fantômes de Pyramiden, et les variations imaginatives sur l’avenir, Fløgstad se glisse dans une brèche temporelle, loin de tout système.

Dans sa représentation, la société prône une scène principale devant le palais de la culture. La place entre le bâtiment de l’administration, la piscine, l’hôtel, l’hôpital, le jardin d’enfants et les immeubles crée un espace de plein air pouvant accueillir jusqu’à dix mille spectateurs. De part et d’autre de la rue, on construit des podiums menant à la scène. Pour les artistes et les invités VIP, on aménage l’Hotel Tulipan en immeuble soviétique des années 60. Le reste du public loge sur un bateau de croisière sur le Billefjord, voire dans une copie de camp de prisonniers (pour récupérer – sans le mériter – une partie du tourisme du Goulag), ou est acheminé de Longyearbyen en hélicoptère.

Fløgstad Kjartan Pyramiden : portrait d’une utopie abandonnée, Paris, Actes Sud, « Aventure », 2009, traduction Céline Romand-Monnier.

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