Inventer des vies ou des moments de vie à partir de photos anonymes, c’est le pari réussi par le site The Anonymous Project et l’écrivaine Justine Lévy. Un mariage étonnant, mais réussi entre image et texte.

THE ANONYMOUS PROJECT

On les reconnait toutes. Elles sont datées. Identifiées. Elles ont un air des années soixante- soixante-dix, avec des couleurs vives comme passées à la machine à laver. Et il y a les tenues, les lunettes, les coiffures. Les diapositives familiales de ces années bénies se reconnaissent au premier coup d’oeil. Kodachrome. Ektachrome sont les marqueurs d’un temps révolu. Agrandies, elles faisaient l’objet de longues soirées dans la pénombre où chacun somnolait en cachette. Pourtant, elles sont des trésors racontant nos vies et des époques.

C’est ce que se dirent un jour deux universitaires, l’Anglais Lee Shulman et la Rouennaise Emmanuelle Halkin. Après avoir acheté une boîte de diapositives anonymes, puis une autre et encore une autre, après les avoir numérisées, mises en ligne, Lee reçoit spontanément d’autres boîtes anonymes. Il décide alors de créer en 2016 avec Emmanuelle The Anonymous Project, une base unique de données archivant des dizaines de milliers de diapositives familiales allant des années cinquante aux années quatre-vingts. Plus de 800 000 photos ont déjà ainsi été proposées et examinées. Le but « est de créer un fonds inédit de photographie vernaculaire (…). À long terme, il deviendra une ressource inestimable de recherche pour les étudiants, les anthropologues, ou toute autre personne souhaitant s’informer sur la manière dont on vivait dans la seconde moitié du XXe siècle, et un jour, sur comment ces moments de vie ont été captés par la photographique argentique couleur ». Mais ce recensement va bien au-delà, car on ne peut sous-estimer en regardant ces image numérisées leur aspect artistique, affectif.

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Ces couples qui posent devant leur voiture neuve, ce jeune enfant arborant sa nouvelle tenue de cow-boy devant un arbre de Noël ou cette jeune femme portant en l’air son bébé disent beaucoup de choses sur eux, leur époque mais aussi, par décalage, sur nos vies d’aujourd’hui. Elles nous émeuvent sans que l’on sache rien sur leurs auteurs. Elles laissent libre notre imagination en entourant les clichés de mystère. Qui sont ces personnages ? Que font ils ? Que vivent ils ?

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Ces réponses on peut les inventer nous-mêmes. On peut aussi faire appel à l’imagination des écrivains qui n’ont pas leur pareil pour inventer des vies. Il est donc logique et naturel que des photographies issues du fond soient proposés à ces auteurs pour prolonger leur vie ressuscitée. La romancière Justine Lévy a été choisie pour cet ouvrage, un choix logique pour la fille de Bernard Henri Lévy qui à travers ses quatre romans ausculta la vie de sa famille si particulière et les conséquences sur son existence chaotique.

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Contrairement à Isabelle Monnin qui dans son remarquable récit Les gens dans l’enveloppe reconstitua la vie réelle d’une famille à partir de photos achetées chez un brocanteur, Justine Lévy a simplement légendé des photos qui n’ont comme point commun que le thème de la famille. Des légendes qui racontent aussi leur auteure. Parfois constituées d’une ou deux phrases, elles peuvent se prolonger comme une courte nouvelle.

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Mais toutes ont un ton commun où se mêlent l’humour, parfois mais plus souvent la noirceur et le cynisme. Quand vous ne voyez qu’une petite maison ensoleillée avec en façade un arbuste et une voiture à la porte d’un garage, Justine Lévy écrit : « Il faisait super beau, le jour où il massacré toute sa famille ». Les relations mère-fille, sujet principal de ses romans, se prolongent sur de nombreuses photos où la romancière y voit rarement de l’amour, mais plus souvent de la rivalité ou de la détestation. Rares sont les légendes paraphrasant des images de bonheur même quand, sur le cliché, tous les sujets sourient béatement.

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Justine Lévy imagine des pensées sombres derrière cette façade sociale dans un décalage de ton jouissif. Le texte n’est qu’arrière-pensée et dissimulation de la réalité. Sombre donc, mais parfois drôle jusqu’à l’éclat de rire tant le déphasage est inattendu.

THE ANONYMOUS PROJECT

Si les textes décalés sont remarquables, on ne peut oublier cependant la qualité intrinsèque de nombreuses photos à une époque où, déclare Lee Schulman, la photographie avait un coût et où l’on prenait soin du cadrage. L’émotion du temps passé apporte une patine artistique et nostalgique certaine.

THE ANONYMOUS PROJECT

Quand on repose le livre, on ne sait où le classer dans la bibliothèque. Le mieux est peut être de le poser sur la table de salon. Pour le feuilleter quand un coup de blues vous prend. Ou simplement rêver un peu sur une époque révolue, quand « c’était mieux avant ».

Histoire de Familles par Justine Lévy et The Anonymous Project. Éditions Flammarion. 192 pages. 21€. 23/10/2019.

Feuilletez ici.

THE ANONYMOUS PROJECT

À noter chez le même éditeur et le même principe Andrew est plus beau que toi où Arnaud Cathrine remplace Justine Lévy. C’est une histoire familiale américaine qui est cette fois-ci racontée à partir de photos anonymes.

Feuilletez ici.

MIDCENTURY MEMORIES

Admirées aux rencontres photographiques d’Arles, les photos de Anonymous Project font l’objet de livres à part entière comme Midcentury Memories (Taschen) ou The House qui regroupent plus de 300 photos.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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