Auteure allemande reconnue depuis son deuxième roman La Fille sans qualités, Juli Zeh continue de ravir ses lecteurs avec des romans denses et intenses. Juriste de formation, elle entre en littérature en 2004 avec L’Aigle et l’ange. Son dernier roman paru en 2013 est une Décompression. Présentation transversale de ce miroir que Juli Zeh promène le long de ce chemin de la modernité où s’achève la morale.

À seulement quarante ans, Juli Zeh compte déjà six romans traduits dans plusieurs langues. La Fille sans qualités (2007), L’Ultime question (2008) et Décompression (2013) sont révélateurs du talent de l’auteure. Tous trois recoupent, plutôt qu’une thématique, un questionnement commun. Investie en politique, passionnée par le droit qu’elle a étudié en même temps que les lettres, Juli Zeh entretient naturellement un lien entre ces deux disciplines qui innerve ces trois romans. Autour d’une problématique principale relevant des enjeux entre la légalité et la morale, Juli Zeh construit ses intrigues. Ainsi, on a souvent qualifié ses récits de « thrillers » – ce qui n’est pas totalement faux – mais il faudrait plutôt qualifier La Fille sans qualités, L’Ultime question ou Décompression de thrillers  avortés ou déjoués.

La Fille sans qualités, un récit postmoderne

Julie ZehDans La Fille sans qualités, Ada et Alev, élèves surdoués, autoproclamés post-nietzschéens, se prêtent à un jeu pervers dans leur lycée de Bonn, poussant un professeur à accomplir des actes pour le moins tendancieux. Pourquoi ? Parce qu’ils s’amusent et jouent avec les limites de la loi. Selon eux, c’est la seule manière de vivre dans un monde en crise de valeurs. L’ironie postmoderne est présente tout au long du récit et s’accompagne d’une forme de mélancolie.

Liberté, égalité, état de droit, bafouilla Alev. Le jeu est l’incarnation même de la voie démocratique. C’est l’ultime forme d’être qui nous reste encore. L’instinct du jeu remplace la ferveur religieuse, domine la bourse, la politique, les tribunaux et les médias, et c’est lui encore qui depuis la mort de Dieu nous maintient en vie.

Ainsi, plutôt qu’un thriller, il s’agirait d’un jeu postmoderniste se justifiant par l’échec de l’histoire. « La vieille Europe dans sa totalité avait sauté du toit avec Höfi : la mort d’un prof d’histoire était aussi celle de l’histoire. » Ses récits au bord de l’essai sont fleuris d’une prose élégante et subtile, révélant un monde contemporain violent et désenchanté. Il convient de lire les œuvres de Zeh par le prisme de l’historicité. La Fille sans qualités étant une reprise de L’Homme sans qualités de Robert Musil, l’œuvre porte les signes d’une modernité qui a échoué, d’un monde contemporain reprenant des références modernes de manière ironique. Ada, cette fille sans qualités, c’est-à-dire sans essence, se rassasie de littérature, de connaissances pour avoir une constitution. Elle participe à un autre ordre, au sein d’un monde perdu « en fin de siècle », en se cultivant et en construisant avec Alev un jeu machiavélique. Ainsi, Zeh interroge le lecteur sur la notion de morale et sur l’application du droit dans la société.

Un autre ordre du monde

Julie ZehIl s’agit, dans La Fille sans qualités, L’Ultime question et Décompression, de montrer un jeu, à la fois en dehors et en dedans de la société, qui semble être une alternative au monde contemporain, voire pour les personnages de La Fille sans qualités, une « ultime forme d’être ».

Juli Zeh réalise encore une belle performance littéraire dans L’Ultime Question, en écrivant une histoire qui met en perspective la physique quantique et le droit. Dans ce roman aux allures d’enquête policière, on suit la descente aux enfers d’un physicien, Sebastian, qui se trouve dans l’obligation de tuer un homme. Lui qui avait soutenu la possibilité de mondes multiples (la théorie des cordes), au grand désespoir de son ami physicien Oskar, se trouve dans une impasse. Si l’on suit le raisonnement de Sebastian, un homme assassiné peut être vivant dans un autre monde, ce qui crée un vide juridique. Si un homme est vivant et mort à la fois, comment juger son assassin ?

Il pouvait témoigner qu’en 2015 toutes ses victimes étaient vivantes et en parfaite santé. Dans le monde qui était le sien, personne n’avait été assassiné, il n’y avait donc pas de crime ; il était désolé, mais il n’avait en aucune façon le sentiment de relever de la justice de 2007.

Pourtant Sebastian, dans un monde bien réel, se retrouve enfermé dans un jeu et doit suivre des instructions qu’il reçoit au téléphone pour sauver son fils qui a été kidnappé, ce qui le pousse a assassiné un homme. Cette fois-ci, le jeu, bien que différent de La Fille sans qualités, est tout aussi pervers. Celui-ci, extraordinaire, nous montre un homme poussé à commettre un acte illégal, suivant d’autres règles que celles prescrites par le cadre de la loi. Le monde se décline en plusieurs strates dans ce récit prenant ; Juli zeh suggère à son lecteur la superposition de plusieurs réalités. Elle décrit le monde fade de la vie de famille de Sebastian, le monde « en puissance » de la théorie des cordes, celui de l’assassinat, hors du quotidien et de la loi, celui de l’enquête menée par la très atypique Rita, commissaire de police, et le monde que l’on croit vivre, celui de l’erreur, de la découverte de l’absurde et de la contingence. Cette symphonie de points de vue, de perceptions et de réalités forme la poétique de ce récit qui ne se résume pas à une simple enquête policière. Juli Zeh, en plus de cette prouesse, adopte un style métaphorique, plus imagé ; la superposition de points de vue sur le monde s’y prêtant à merveille.

Deux jours plus tard. Dimanche. Sous un ciel comme celui-ci songe Sebastian, le monde ressemble à une boule de neige que Dieu aurait oubliée sur une étagère et que personne n’aurait plus secouée depuis longtemps.

Julie ZehBien que Décompression n’ait pas la densité de La Fille sans qualités, le dernier roman de Juli Zeh constitue une performance stylistique et narratologique. En construisant une fiction dans laquelle les narrateurs (Sven et Jola) ne sont pas fiables, elle offre deux réalités possibles au lecteur. Deux points de vue, deux versions de l’histoire, celle de Sven, allemand, professeur de plongée installé avec son amie depuis quelques années aux Canaries, et celle de Jola, actrice allemande de série B, accompagnée par son ami écrivain. Jola décide de prendre des cours de plongée pour obtenir le rôle d’un film sur Lotte Hass, pionnière de la plongée sous-marine. L’auteure poursuit sa réflexion sur l’instabilité de la notion de réel présente dans L’Ultime question et sur le droit, car les deux versions souvent contradictoires servent une enquête policière.

Et là encore, un jeu malsain s’instaure hors des règles sociales habituelles entre Sven et Jola et entre Jola et Théo. Le couple d’artistes s’amuse à se mettre en péril, à repousser les limites. D’autre part, le titre Décompression fait référence au vocabulaire de la plongée et signifie un ailleurs qui se situerait dans l’eau, en dehors des contraintes et des normes sociales.

Plonger à dix mètres de profondeur, c’était entreprendre un voyage dans le passé, remonter de dix mille ans le fil de l’évolution naturelle – ou retourner au commencement de sa propre histoire. Là où la vie avait germé, en suspension et en silence. Sans langage, pas de concepts. Sans concepts, pas de justification. Sans justification, pas de guerre. Pas de guerre, pas de peur. Même les poissons ne nous craignaient pas.

Car Sven a fui son pays natal, l’Allemagne, qu’il qualifie de « zone de conflit ». En venant habiter aux Iles Canaries, il pensait pouvoir s’éloigner de l’Europe et de son histoire. Dans les romans de Zeh, l’ailleurs, l’autre ordre du monde n’est permis que dans le cadre d’un jeu, aux règles démocratiques dans La Fille sans qualités ou par un raisonnement scientifique dans L’Ultime question.

Ironie… du sort

Julie Zeh
Julie Zeh

Décompression, ce roman qui semble porter et illustrer un nouvel espace en dehors de la société est perverti par l’arrivée de touristes allemands et par la forme pastichée du roman d’été. Tout y est : une île paradisiaque, la plongée, une idylle complexe et un drame. Pourtant on retrouve en filigrane le ton ironique de Zeh qui s’en prend encore une fois aux clichés, c’est-à-dire à la bohème, à la vie en dehors de la société ou encore à la figure de l’écrivain maudit. Il ne faut donc pas se méprendre par la couverture de Décompression, édulcorée, émanant presque une odeur d’huile de Monoï. Ce livre n’est pas ce qu’il parait être. On peut faire le même constat en ce qui concerne la couverture de La Fille sans qualité où l’on voit une jeune femme habillée en beige devant une tapisserie beige. La Fille sans qualités n’est pas le récit d’une adolescente morose et effacée.

Si les thématiques de ses récits sont souvent graves, l’auteure ne manque pas d’humour, souvent aux dépens de ses personnages. Elle s’en prend aux gens rangés, par exemple Antje au sein d’une conversation gênante dans Décompression : « Qui veut du sorbet aux figues de barbarie ? ». Zeh se moque globalement des figures parfaites, lisses. « À partir de la cinquième, toutes les classes étaient remplies de jeunes filles d’une douceur soyeuse et veloutée dont la naissance s’était accompagnée d’une petite musique qui allait crescendo, comme la musique d’ouverture du système d’exploitation Windows. »

 

Juli Zeh, Décompression, Actes Sud, août 2013, 288 pages, 22€
Juli Zeh, L’Ultime question, Actes Sud, septembre 2008, 412 pages, 24€
Juli Zeh, La Fille sans qualités, Actes Sud, 2007, Babel, 2008, 658 pages, 25€
Juli Zeh, L’aigle et l’ange, Belfond, janvier 2004, 412 pages, 23€

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