Unidivers – Quelle conception vous faites-vous de la spirituailté ?

Delphine Descaves – Poser la question de la spiritualité à une athée, c’est lui poser une question intime, presque gênante. En effet, ne pas croire en un Dieu, ne pas se reconnaître dans une religion ou un culte, n’évacue pas pour autant la question du spirituel, et je ne conçois pas mon existence sans sa dimension de sublimation. C’est, sans conteste, l’art qui incarne à mes yeux une forme de spiritualité. Une oeuvre de Bach, une toile de Rothko ou de Cézanne, certaines pages de Proust ou de d’Appelfeld, me conduisent aussi sûrement qu’une pratique religieuse, à ce qui pour moi est le spirituel : un double mouvement, de retour en soi et d’élévation vers l’oeuvre aimée et admirée.

Recension

Le Journal qu’a tenu Joël Vernet de 1978 à 2002 est  intermittent plutôt que quotidien, et sans anecdote. Il s’agit plutôt, à la façon d’un Charles Juliet auquel ces carnets font penser, d’une écriture qui réfléchit l’existence et la sonde. Les notations simples mais très écrites (voire réécrites, comme il s’en explique en introduction), relevant de l’aphorisme, sont souvent proches d’un pessimisme absolu, «la vie est une nuit où les lampes s’éteignent peu à peu.». Elles sont aussi éclairées par des fulgurances poétiques «les feuillages dansent sur les palais défunts», mystérieuses «sombre, comme un mort qui te regarde» ou traversées par une lucidité crue «il n’y a pas de souffrance pure, ciselée. Il n’y a qu’une souffrance déchiquetée».

Mais Vernet, grand voyageur, est aussi un admirateur des lumières de la Nature – il salue le soleil sur sa peau, sur sa table, ou sur un livre, comme un bienfait dont il n’est jamais blasé ; et on  le voit animé,  avec une sensibilité exacerbée, du désir forcené d’être au monde.

Tout le Journal oscille entre cette aspiration spirituelle à se saisir des lieux, des paysages, des saisons – fut-ce dans le retrait et la solitude car, l’écrivain le dit à plusieurs reprises, sa vie sociale est très réduite, quasi inexistante – et l’impression que vivre n’est qu’une entreprise de dépossession de soi et des autres. Au sein de ce déchirement, l’art «c’est-à-dire la vie en feu» est un tuteur, dont l’exigence le tient debout et donne précisément un sens à cette difficulté de vivre (l’amour et les amitiés, les enfants, sont là aussi, mais en filigrane, présences presque énigmatiques auprès de cette personnalité solitaire.) S’écartant orgueilleusement de tout bavardage, «des livres emplis de phrases (…) des phrases venues pour combler la blancheur de la page. On appellera ça l’habileté» il place l’écriture au plus haut «celui qui écrit ne sait pas parler. Celui qui écrit habite le pays des morts, s’entretient avec eux de la vie (…) de tous les mensonges que nous proférons sans cesse comme des éclats de vérité.»

Le regard du coeur ouvert s’achève sur une dernière partie, dans laquelle le diariste évoque, avec une contagieuse ferveur, ses périples lointains, en Syrie et en Afrique notamment  : les lieux, les cieux et les hommes qu’il a croisés. Là, on songe à Bouvier et son Usage du monde, et ces quelques pages apportent une respiration, une ouverture à tout le livre.

Et on referme le volume en se remémorant une phrase qui résume peut-être Vernet tout entier  «tu es étranger partout sauf peut-être dans la contemplation.»

Par Delphine Descaves, enseignante de Lettres au lycée Anita Conti, écrivaine et critique littéraire.

Joël Vernet, Le regard du coeur ouvert, Des carnets 1978-2002, La Part commune, 300 pages

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