Jérémie Moreau s’est fait un nom très jeune dans l’univers de la Bande dessinée. Nous avons profité de la sortie de son dernier album Les Pizzlis pour tenter de mieux cerner un homme de son temps qui remet en perspective notre façon de voir le monde. Et d’en comprendre le sens. Propos recueillis au festival Quai des Bulles.

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Portrait de Jérémie Moreau

On vous l’a écrit : Les Pizzlis de Jérémie Moreau, qui vient de sortir, est un album phare de ce semestre (voir chronique) et les files d’attente des lecteurs pour une dédicace à Quai des Bulles témoignent que ce jugement n’est pas celui exclusif d’Unidivers. Dans cette fable écologique l’auteur, lauréat du Fauve d’Or à Angoulême en 2019 pour La saga de Grimr (voir chronique) nous extasie par sa beauté graphique et la richesse d’un récit aux multiples entrées. Lors de notre entretien nous avons découvert que l’album recelait encore plus de secrets et de références que nous ne l’imaginions. Philosophie, anthropologie, littérature et de nombreuses autres sciences ont présidé à l’écriture de ce scénario. Sérieux, concentré, pesant chacun de ses mots, le dessinateur avant de se lancer dans la traduction d’un concept ou d’une théorie vous demande : « Cela vous intéresse? On y va? ». Lui, qui se dit autodidacte, reprend à son compte des raisonnements et des pensées qui l’habitent totalement. Il démontre une fois de plus que la BD joue sur tous les registres et que l’émotion graphique côtoie souvent une pensée riche, composite, en plein dans son époque. Le regard fixe et perçant, la parole posée et claire, Jérémie Moreau impressionne par sa réflexion. Et son dessin au diapason de sa pensée. Alors reprenant sa formule : « on y va ».

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Unidivers – Recevoir à à peine trente ans le Fauve d’Or d’Angoulême, cela bouleverse la vie ?

Jérémie Moreau – Oh oui ce prix a changé beaucoup de choses. J’avais fait une entrée dans la Bd avec l’album Le singe de Hartlepool en compagnie de Wilfrid Lupano, un album qui s’est très très bien vendu. Ce fut un point de départ magnifique mais difficile à surmonter : j’étais associé à un scénariste qui avait le vent en poupe sur un type d’album spécifique. J’ai choisi alors de taper du poing sur la table et de me dire : je veux être un auteur à part entière et raconter mes propres histoires. Max Winson fut un album très différent, sans aucun compromis. Il fut difficile à vendre. Jusqu’à la Saga de Grimr je fus donc catalogué comme jeune auteur prometteur mais dont on ne savait pas ce dont il était capable. La Saga m’a lancé véritablement. Le Fauve d’Or, c’est une récompense que l’on s’imagine obtenir à plus de cinquante ans pour l’ensemble d’une oeuvre. Alors l‘avoir à trente ans ! C’est un succès d’estime de la profession et un succès économique. Plus de succès, donc plus de liberté pour la suite. Le Fauve a décorseté ma carrière.

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U – Jusqu’à la parution aujourd’hui de Les Pizzlis qui a un premier atout extérieur majeur : sa couverture hypnotique.

JM – La couverture, j’y réfléchis beaucoup. C’est le visage du livre. Là, l’image effectivement impacte énormément les gens. C’est incroyable. Beaucoup de personnes en dédicace ne connaissaient pas mon travail et me disent qu’ils ont flashé sur la couv. L’effet du fluo, le caractère pop attirent l’oeil.

U – Pourquoi justement ce fluo ?

JM – Je suis du genre à me remettre en question en permanence. Je suis très sensible au changement du temps, des innovations. En ce moment dans les écoles il y a une ruée sur le fluo notamment dans les fanzines. C’est un peu une nouveauté en imprimerie. J’ai donc eu envie de jouer avec cette innovation. Et puis il y a souvent une petite déception pour l’auteur entre l’image à l’écran et la restitution papier de l’album. On passe de la fusion de lumière à la fusion d’encre. Je suis donc allé vers des couleurs éclatantes sans ce voile d’imprimerie, vers ce procédé capable de rendre compte de la désorientation du héros, de sa perte de sens. Le rose fluo est venu là comme un motif graphique pour effacer le réel.

U – Heureux du résultat donc ?

JM – Pour la première fois le livre est plus éclatant que mon dessin sur écran.

entretien Ajérémis Moreau
Les Pizzlis p.19

U – D’où vient ce goût des sagas, ces paysages, des pays du Nord ?

JM – Je n’avais pas identifié ce que vous me dites comme une constante dans mon travail. Souvent l’origine d’un album vient d’une rencontre. Pour Grimr c’est la lecture d’un livre de Haldor Laxness. Pour Les Pizzlis, c’est un livre d’anthropologie de Nastassjia Martin et notamment un de ses articles sur les pizzlis, ces nouveaux animaux qui vivent en Alaska : une première espèce à venir qui serait déjà adaptée au changement du monde. Un symbole pour nous humains qui parlons du monde d’après et de notre adaptation à ce nouveau monde. J’ai énormément puisé dans son livre et notamment les paroles d’un indien qui dit que l’on « se sent vide de monde ». Cette phrase est entrée en résonance avec le personnage de Nathan, chauffeur de taxi, « vide de monde » par l’absence de son GPS qui ne lui permet plus de rentrer ses parcours.

U – Ce n’est donc pas le lieu qui a suscité le scénario ?

JM – J’aime énormément le thème du Mythe et je voulais parler du changement climatique d’une manière incarnée, autrement que par des statistiques. Des gens le vivent déjà dans leur corps : un été dans l’odeur de la fumée, la vue brouillée, voir que les caribous ne prennent plus les routes empruntées depuis des millénaires. Le changement climatique c’est donc aussi le retour du temps du Mythe, celui de la métamorphose, des choses non fixées, de l’évolution permanente.

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Les Pizzlis p.6-7

U – Nathan n’est plus sur cette terre. Vos magnifiques images oniriques le montrent dans l’espace.

JM – Le GPS est une traduction utilitaire du monde. Il efface la finesse de l’univers qui se réduit à des droites, des routes, gommant la complexité du vivant. À force d’utiliser des artefacts techniques l’homme devient un handicapé. En cela on est proche de Platon. On s’est tellement extrait du corps, de la nature que l’on ne touche plus terre. On est dans le hors sol absolu. Je cherche dans ma BD à trouver une image poétique qui remplace un long discours théorique.

U – Le GPS comme un symbole de cette perte du réel ?

JM – Je ne l’ai pas inventé. Une expérience scientifique a été menée chez des chauffeurs Uber londoniens et parisiens. À Londres les chauffeurs doivent connaitre par cœur toutes les routes sans utiliser le GPS. À Paris les chauffeurs utilisent énormément le GPS. Les premiers ont le muscle cérébral qui s’occupe de l’orientation, hyper développé alors que celui des chauffeurs parisiens est atrophié. Un lieu n’est pas seulement le croisement de coordonnées abstraites.

U – Le frère de Nathan ne lève plus les yeux attaché qu’il est à sa tablette. Autre symbole de nos yeux fixés en permanence sur nos smartphones ?

JM – Toute mon histoire est une métaphore. Une maison par exemple est une coupure avec le monde du vivant. Nous sommes obsédés par l’isolation. C’est un refus de composer avec le rythme des saisons, du temps qu’il fait dehors. Le changement climatique, le virus font exploser la bulle dans laquelle on souhaite se protéger. Je m’appuie beaucoup sur les travaux de Bruno Latour. Le sociologue montre que l’on a construit tout au long du vingtième siècle une dualité : d’un côté les sciences naturelles, la physique et de l’autre côté les sciences humaines, la politique, le juridique. Le virus a fait voler cela en éclats. La politique se fait en fonction du biologique, la nature et la culture sont totalement imbriquées.

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U – Vous faites dire à un de vos personnages : « Il suffit de dessiner pour voir qu’un monde nous sépare ».

JM – Cette phrase est inspirée de Philippe Descola, grand théoricien du clash nature-culture. Ne retenons que deux concepts parmi les quatre qu’il évoque : l’animisme et le naturalisme. Le naturalisme c’est penser que l’espèce humaine a une âme différente des autres espèces mais que nous sommes tous physiquement constitués de la même manière. Différence intérieure, ressemblance physique. L’animisme est l’opposé : toutes nos intériorités sont identiques mais nos physiques sont totalement différents. Il poursuit en disant que ces principes doivent se retrouver dans l’art. L’art occidental est par exemple obnubilé par les perspectives, les constructions, la retranscription du physique alors que les dessins animistes sont attirés par l’intériorité. C’est ce que je suggère dans mes dessins à la fin de l’album : des humains à l’intérieur des ours. Deux conceptions de la représentation artistique pour deux conceptions du monde.

U – Les Pizzlis est donc une sorte de fable, de conte, une métaphore de notre monde actuel.

JM – C’est pour moi, un début. Il va falloir ouvrir la bulle humaine. Mes trois personnages principaux sont trois petites bulles occidentales, qui volent vers l’Alaska et découvrent une autre manière de vivre avec la nature. Ils s’ouvrent aux rêves. Dans mes prochains livres j’ai envie d’imaginer comment on peut penser nos sociétés différemment. L’enjeu c’est le jour où l’humain arrivera à se connecter à toutes les espèces comme le mycelium des arbres qui est l’internet de milliers d’espèces et non pas notre pauvre internet entre humains exclusivement.

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La Saga de Grimr p.6-7

U – Votre prochain album alors …

JM – J’ai très envie de continuer à travailler le point de vue animal que j’ai un peu commencé avec le Discours de la panthère (1). Me mettre dans la coquille d’un Bernard-l’hermite, dans la tête d’un étourneau qui a envie de quitter sa route migratoire traditionnelle. Cet album fut un bol d’air frais incroyable me permettant de ne plus être obnubilé par les histoires humaines. Le philosophe Baptiste Morizot explique l’obsession du pouvoir, de la famille, de l’amour par nos ascendances primates. Si on descendait de la panthère ou du lion nous aurions des centres d’intérêt très différents écrit-il. C’est mon champ de travail à venir. C’est d’ailleurs aussi l’objet de la collection de livres pour enfants que je dirige chez Albin Michel, collection dans laquelle on essaie de créer des histoires ouvertes aux autres espèces. Qu’est ce que l’Être grenouille ? L’Être mouche ?

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U – C’est comme cela qu’il faut interpréter les images finales de Nathan quand il devient ours ?

JM – C’est typiquement la porte ouverte vers mon prochain projet. Je m’inspire des dessins animistes qui associent des corps d’animaux avec des têtes d’humains par exemple. Du temps des églises romanes il y avait beaucoup plus d’hybridation, de monstres, d’animalité. On a rasé cela avec Descartes, le culte de l’homme qui surplombe tout. Baptiste Morizot dit que lorsque l’on piste un animal il faut essayer de se mettre à sa place. On est le premier prédateur carnivore à ne pas pister par l’odorat mais en utilisant l’abstraction, l’invisible. On suit des traces et on réfléchit. Comme Sherlock Holmes on utilise notre intelligence pour résoudre nos problèmes. Tout cela me passionne et me donne envie de poursuivre cette piste justement (sourire).

U – Une envie que partagent vos lecteurs. Nous avons hâte de découvrir ces projets. Merci infiniment.

(1) Editions 2024

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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