Auteur majeur de la BD contemporaine, Jean-Louis Tripp nous a confié les ressorts de ses BD intimes, déjà publiées, et celles à venir. Une formidable leçon d’humilité, de sensibilité et de maturité. Magnifique.

On ne peut le cacher longtemps : à Unidivers on aime, on adore Jean-Louis Tripp notamment pour sa série Le magasin général, avec Loisel, classique de la BD, ou, depuis qu’il a quitté les récits scénarisés, pour la mise en pages de sa vie intime avec les deux tomes d’Extases dans lesquels il décrit avec justesse sa vie sexuelle, de l’enfance à l’âge d’homme mûr. Poursuivant dans le registre de l’intime, au printemps il nous avait totalement émerveillés avec Le Petit Frère, récit dans lequel il racontait l’accident de la route dont il était le premier témoin et la mort de son petit frère Gilles, âgé de 11 ans. Un album bouleversant qui disait et montrait l’événement, mais racontait surtout l’après, la déflagration familiale. Avec le recul, les relectures, on se dit que ce livre fait partie des meilleures BD de ces dernières années, un livre qui marque, s’inscrit dans la mémoire du lecteur. Lors de l’élaboration de l’ouvrage, Tripp avait fixé un Post-it sur son ordinateur : « pas de pathos ! ». Un pari plus que tenu et quand nous apprîmes que l’auteur, qui passe la moitié de son année au Canada, était présent à Quai des Bulles, l’occasion était trop belle. Nous l’avons rencontré pour un dialogue empli de joie de vivre mais aussi de beaucoup d’émotion, à fleur de peau. Sans pathos, c’était une promesse. Tenue. Merci monsieur Tripp.

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Jean-Louis Tripp

Unidivers – Avant de parler du Petit Frère, nous voudrions revenir sur les deux albums précédents, Extases, qui marquent un virage dans votre œuvre. Y aura-t-il une suite ?

Jean-Louis Tripp – Bien entendu. Je me suis aperçu que c’était compliqué de vendre un bouquin qui raconte les choses de manière aussi frontale et délibérée que je le fais. Je dirai même de façon aussi politique. Il y a toujours cette confusion avec un bouquin porno. Il faut donc toujours accompagner le livre, expliquer sa raison d’être, son contenu, explicite, mais ces obstacles passés les lecteurs ont adhéré. Depuis que Petit Frère est sorti j’explique sans cesse qu’il fait partie d’un ensemble commencé avec Extases. Ce sont les pièces d’un puzzle que je vais poursuivre et l’ensemble questionne, par des entrées différentes, ce qui nous construit en tant qu’être humain. Extases sur la sexualité, Le Petit Frère, sur le deuil et le prochain, au titre provisoire, Je vous parle d’un temps, va raconter mon enfance dans les années soixante et début soixante-dix et de quelle manière cette époque particulière, ma famille particulière, le lieu où j’ai grandi m’ont construit. Extases n’est qu’un élément spécifique à l’intérieur de ce puzzle. Il va donc se poursuivre et je peux confier que j’aimerais au moins cinq tomes d’Extases ! (rires)

U – Vous quittez donc définitivement la fiction ?

JLT – J’ai toujours été attiré par l’autobiographie, mais par définition il faut avoir vécu. Je commence mon prochain livre sur mon enfance en m’interrogeant justement sur le pourquoi de cette nécessité du retour en arrière. L’âge, probablement. On vagabonde dans ses souvenirs, on fait les premiers bilans. Et surtout, surtout, il faut avoir digéré les choses, avoir un peu de recul, distinguer des lignes directrices. Et dans mon cas, pouvoir aller au-delà des gênes, de la honte, de la peur d’être jugé. Maintenant, je m’en fous. Après avoir raconté la sexualité, qui est le domaine le plus intime dans l’intime, je peux tout dire. C’est, à ma manière, mon « coming out » personnel. Et puis je n’ai reçu que des messages enthousiastes de personnes qui avaient aimé Extases. Les autres se sont probablement tus.

U – Vous disiez qu’Extases était très politique.

JLT – Comment dans une société balisée totalement par des tabous qui sont essentiellement religieux et politiques, des tabous de contrôle, comment fait on pour être soi-même et vivre les choses que l’on a envie de vivre ? Tout le monde a des fantasmes, des pensées intimes que l’on n’ose pas parfois s’avouer à cause de ces tabous que l’on nous impose à notre insu. Toutes les luttes d’émancipation sont passées par le corps. Les esclaves, les travailleurs, les femmes aujourd’hui, toutes ces luttes partent du corps et de sa libération. Extases est donc bien politique.

U – Parlons maintenant de l’album Le Petit Frère. Pourquoi d’ailleurs « Le » et pas « Mon » petit frère ?

JL T – (déterminé) J’ai toujours voulu évité toute trace de pathos, je ne veux rien de dégoulinant. Déjà, le titre retenu est à mon sens un peu limite. Ce que je veux raconter, ce n’est pas « mon » histoire, mais son côté universel. Je reçois sans arrêt depuis la parution du livre des messages de personnes qui ont vécu des moments identiques et cela me touche énormément. Cela renvoie à ma manière de faire de l’autobiographie.

U – C’est-à-dire ?

JLT – Je cherche à faire une entaille nette au scalpel dans le temps passé, de creuser cette entaille au maximum pour essayer de me connecter aux émotions que j’ai vécues lors de ces moments de ma vie. Et ensuite, je veux les partager de la manière la plus précise possible à mes lecteurs. Si j’arrive à ce partage, le lecteur trouve des sentiments universels même si, dans le cas du Petit Frère, je dis que si on n’a pas vécu ce type de drame, on ne peut pas le comprendre. J’essaie quand même. Les émotions, le partage de ces émotions, voilà ce qui me guide.

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U – Vous arrivez vraiment à retrouver ces moments d’émotion parfois très anciens ? On dit que les souvenirs sont mensongers ou incomplets.

JLT – Le dessinateur Max Cabanes me disait un jour que lorsque tu commences à tirer un fil de la mémoire, plein de choses vont remonter et si tu partages cela avec des personnes qui ont des souvenirs proches ils vont te parler de leur propre expérience et tu vas pouvoir creuser les tiens encore plus. Dans Extases, quand je raconte ma première histoire d’amour, c’est au départ très lointain. Mais quand je me suis replongé dedans, j’ai revécu mes émotions avec force, comme si c’était hier. J’ai ressenti mon sentiment amoureux à l’âge de 16 ans.

U – Cela demande un effort quand même.

JLT – Bien entendu. Un livre comme celui-ci me demande plus de deux ans, heureusement je ne suis pas prisonnier et j’arrive à rentrer et à ressortir de l’histoire pour la raconter.

U – Comment faites-vous pour traduire de manière si forte ces sentiments ?

JLT – Je ne sais pas trop…

U – On peut appeler cela le talent ?

JLT – (gêné) Peut-être… Mais aussi le métier. J’espère à mon âge savoir raconter une histoire.

U – Vos cases silencieuses sont peut-être les plus fortes.

JLT – Depuis que je suis dans l’autobiographie, je n’écris pas de scénario. C’est de l’écriture avec des mots et des images qui se mettent en place simultanément. Le plus difficile est quand le texte est essentiel et qu’il n’y a pas vraiment besoin de dessin. Je ne sais pas où je vais y compris en termes de pagination. Mon éditeur me laisse ainsi une paix royale (rires) et je tiens beaucoup à cette liberté. Je sais que c’est la fin quand il me reste 7 ou 8 pages. La BD d’aujourd’hui est un formidable espace de liberté. Il n’y a plus cette contrainte des 46 pages.

U – Un élément fort de votre dessin pour exprimer les émotions est l’expression des visages. Et les larmes qui coulent comme des rivières, un peu comme le fil rouge de l’album.

JLT – Ce qui est essentiel pour moi ce sont les postures que je travaille énormément. Le langage corporel dit beaucoup. C’est vrai aussi que je suis attentif aux visages mais dessiner les larmes c’était très casse-gueule. Je savais que j’allais devoir dessiner ces larmes et cela m’inquiétait beaucoup, par crainte du pathos (Tripp mime un violon). Mais des lectrices amies à qui je faisais lire quelques feuilles, dès la page 15 se mettaient à pleurer. Je me suis dit que j’étais dans le bon ton. Je tiens absolument à la bonne distance narrative. C’est ma ligne de conduite.

U – Justement, la main qui lâche celle de votre petit frère au début de votre livre évite ce piège…

JLT – C’est l’image et le moment qui m’ont poursuivi pendant longtemps, avec le sentiment de culpabilité qui va avec. Si j’ai pu dessiner cette scène et plus généralement faire ce bouquin, c’est que, 45 ans après, le travail est fait.

U – C’est l’élément déclencheur du livre ?

JLT – Non, c’est la mort du frère d’une amie à moi. Il avait 29 ans et il est mort d’une crise d’épilepsie. J’avais à peine commencé Petit Frère, une autre amie a perdu un de ses trois enfants qui avait 15 ans. Elles savaient qu’elles pouvaient m’en parler car j’étais susceptible de les comprendre. Et puis un autre accident en Bretagne avec un chauffard… Une fois que j’ai plongé, je n’ai plus rien fait d’autre.

U – Y a-t-il un avant et un après cette BD ?

JLT – Cela a été plutôt doux de faire le livre, car j’ai passé deux ans avec mon frère. J’avais le sentiment d’être accompagné par lui, que je le faisais revivre. Et puis il y a eu l’accueil du livre. Je ne m’attendais pas à cela, pas à ce point. Pas à cette déflagration. Cela m’a même dépassé. Le présentateur de 28 Minutes sur Arte, dans la loge avant l’émission était en état de choc. La difficulté a été d’affronter cela pendant les deux mois de tournée non-stop, sans me laisser submerger.

U – On ne peut pas terminer sans évoquer le rôle de la couleur, qui est essentiel dans une BD presque exclusivement monochrome.

JLT – Quand je suis arrivé à la scène de l’annonce de la mort de mon frère, le noir et blanc ne collait pas. J’ai essayé alors la couleur. M’est venue l’idée d’une pluie de cendres qui ensevelit. Je suis passé au bleu gris et l’idée de flocons de neige qui tombent. Et là je me suis dit « c’est cela que je veux ! ». J’ai mis un temps fou pour la couleur (rires).

U – Pas de pathos, donc une scène finale avec de la couleur, pure et lumineuse.

JLT – D’emblée, je savais que la scène finale serait ma sœur, mon frère et moi sur le lieu de l’accident. C’est le retour au présent. Je ne voulais pas que cette scène arrive brutalement alors j’ai fait monter peu à peu la couleur de cases en cases. J’ai travaillé les couleurs le soir du réveillon.

U – On attend donc votre prochain album avec impatience, même si vous devez travailler le soir du prochain réveillon. Merci.

Propos recueillis lors du Festival Quai des Bulles de Saint-Malo.

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