TRAVAUX SUR NATURE, CHAIR et MATIERE.

Jean-Louis Marçot (JLM), chercheur indépendant, peintre et écrivain né le 10 avril 1950 à Alger, docteur en anthropologie sociale, n’a cessé de pratiquer le dessin d’après modèle vivant appris aux Beaux-Arts de Paris et dans les ateliers de Montparnasse, membre de plusieurs ateliers coopératifs.

L’exposition qu’il propose donnera à voir non pas une « œuvre » mais un travail, libre, à un stade de son développement, avec ses différentes techniques (lavis, pastel, huile, photographie…) et quelques-unes de ses thématiques (le corps humain, le paysage, le désert).

L’ensemble présenté apporte une réponse personnelle à la question : comment figurer ce qu’on a coutume d’appeler la nature ? à un moment où cette nature est menacée par l’exploitation démultipliée et irraisonnée des ressources planétaires, la dématérialisation des modes de production économique et intellectuelle, les manipulations génétiques…

Jean-Louis Marçot a habité Rennes il y a vingt ans. Il réalisait alors des « dispositifs » (L’ordre et le rêve, Silence Bureau…) mêlant plusieurs formes d’expression, dans lesquels le public était invité à pénétrer.

Il vient de faire paraître La Montagne aux Oublis, approche plurielle d’un fleuron du paysage provençal.

Jean-Louis Marçot
Jean-Louis Marçot – techniques mixtes

Musée Eugène Aulnette, 2 rue Nominoë au Sel De Bretagne (35320). Exposition ouverte tous les dimanches après-midi.

Pour en savoir plus [http://jeanlouis.marcot.free.fr]

DIALECTIQUE DU DESERT
(DESERT DEFIGURE – DESERT PREFIGURE)

La toile vierge est le désert. Elle est comme lui, sèche, nue, maigre, inerte et, pour peu qu’elle soit enduite à la céruse, elle renvoie la lumière aussi bien que les vastes étendues des ergs et des regs ou des banquises, et provoque l’éblouissement. Or cet éblouissement est souvent le contraire de l’émerveillement. Il accompagne la panne, l’évidence du non-sens et de la vanité de sa propre pratique. Qui connaît l’angoisse de la toile ou de la page blanches la ressent lors de sa première course dans le désert, sa première pénétration.
À moins de vouloir ne montrer que cette identification entre tableau et désert par une totale abstention – la toile brute, immaculée, représentant ipso facto ce lieu déjouant toute emprise qu’est le désert -, l’acte de peindre est au premier chef un recouvrement : en même temps que je recouvre la surface préparée, que je la comble, l’habille, trompe sa vacuité, jette sur sa nudité une couverture… je recouvre quelque chose qui me manquait, qui flottait dans le défaut, l’absence, la latence, je travaille à mon salut.
Si le sujet est le désert, l’acte devient décidément paradoxal. Alors qu’il me faudrait ne toucher à rien, je m’efforce d’entamer la surface, je la force, je l’ensemence. Cette tension, renouvelée à chaque contact avec le support, en l’occurrence la toile marouflée ou tendue sur châssis, représente le premier ressort de la dialectique : je recouvre un désert originel, je l’anéantis pour mieux le signifier, le dépeindre, le percer à jour. Le tableau accompli expose l’antinomie à défaut de la résoudre.
Pour représenter cette dialectique, je réduis ma technique à sa plus simple expression. Le désert est une terre raclée jusqu’à l’os, la toile sera l’os. Je l’effleure à peine, j’y répands des jus, du sable, de la poudre, retire la matière ou la couleur que j’y ai introduite, effaçant, grattant, gommant, blanchissant. J’imite le vent, le soleil, la lune, le gel, la touffeur… et j’érode, jusqu’à ne laisser subsister qu’une empreinte ou un relent. Il me faut du temps, revenir sans cesse sur l’ouvrage, l’user jusqu’à la corde.
Mon sujet est emprunté au Sahara. Ce qu’on appelle « la bouche du désert », entre Biskra et Gabès, dans la région des chotts, a attiré très tôt, à cause de sa proximité avec l’Europe et de la puissance de ses paysages, un public de savants, de colonisateurs et d’aventuriers qui nous ont laissé une masse de descriptions, d’études et de rêves à laquelle j’ai emprunté avant de me rendre à mon tour sur place. Ces lieux interlopes allient le sec et l’humide, le solide et le liquide, le dur et le mou, le brûlant et le glacial, le salé et le doux, le plein et le vide, le maigre et le gras, l’aride et le fertile… Ils témoignent à l’extrême d’une dialectique qui est au fondement de toute vie. C’est elle, plus que les lieux mêmes, que j’ai cherché à peindre.
J’ai inclus dans ma « dépeinture », les illusions et les fantasmes nés de la rencontre. Le chott el-Djerid, immensément plat, n’est pas seulement réputé pour les mirages qu’il génère. Des érudits l’ont identifié au fond d’une mer évaporée connue d’Hérodote sous le nom de Baie de Triton, à une mer souterraine insondable recouverte d’une croûte percée d’« yeux », ou encore à l’Atlantide.
Ce bout de Sahara condense l’idée du désert. Il éveille contradictoirement fascination et épouvante, attire et repousse ; on l’aime et le viole ; on le contemple et le défie. Faute d’identifier le Sahara pour ce qu’il est, on le confond avec l’océan, ses dunes avec les vagues, ses oasis avec des îles, le chameau avec un vaisseau, les Touareg avec des pirates ; on l’imagine secoué d’horribles tempêtes, semé de mortels sables mouvants. Aux hantises familières répond la rigueur délirante des scientifiques. De modernes démiurges s’offrent à domestiquer le Sahara voire à l’éradiquer. Pour guider les caravanes qui l’eussent traversé à la fraîche, de nuit, des ingénieurs du XIXe siècle concevaient de le baliser de phares. D’autres proposaient de placer la caravane sur des rails et étudiaient l’itinéraire d’un chemin de fer transsaharien, quand d’autres encore, rivaux, rêvaient – ils en rêvent encore -, de noyer le tout sous les flots de la Méditerranée ou de l’Atlantique. Passée l’euphorie propre à l’époque, la question se pose : à vouloir, grâce à la science et la technique, refaçonner le donné, supprimer les déserts, ne risquons-nous pas de transformer la planète entière en un unique désert ? Les visions d’engloutissement, de naufrage qui accompagnent ordinairement notre idée de désert seraient-elles prémonitoires ?
Marçot - La montagne aux oublisMais on ne fait pas de tableaux avec des questions. Quelque chose de plus fort que l’angoisse initiale l’emporte, je dirais un instinct. La graine enfouie dans le sable brûlant peut attendre dix ans la goutte d’eau qui la fertilisera d’un coup. Les formes s’adaptent aux conditions les plus extrêmes. Camus l’a noté : « Les déserts sont ainsi des royaumes de la vertu unique, celle qui existe par elle-même et sans qui aucune autre vertu n’existe, la volonté d’être. » La toile devient le champ de ma volonté d’être.
Elle était linceul. Elle devient sous ma main une peau où s’inscrivent plaies et bosses, déchirures, crevasses, écorchures, éraflures, rides, griffures et croûtes, portant cicatrices et sutures, d’où perlent sève et sang, ma peau. Je sonde la surface et ses dessous. La toile est le tissu et la trame de ma volonté d’être.
De reprise en reprise, dans le choc des contraires, le tableau prend corps, le désert prend vie. À ces manipulations, cette chimie, cette couture, je me reconnais peintre. Je me détourne de mes inquiétudes philosophiques pour opérer à même le sensible, brasser, triturer, pétrir, lisser, affouiller ; je retrouve les gestes de la vie, les projets, les échecs, les réussites. Mon désert se peuple. En l’imitant, je le trahis. Il s’efface. Commencée en 2005 par le tableau In Deserto, cette dialectique m’aura permis de me renouveler et, en quelque sorte, de traverser mon propre désert.
Mais ultime paradoxe : pour autant que le désert reste cet espace inapproprié, sans clôture, sauvage comme la sylve amazonienne, la calotte glaciaire des pôles, les sommets de l’Himalaya, me voilà cherchant à contenir son immensité informe dans une étendue minime, marquée d’un cadre, d’un titre, d’une signature et d’un prix !
Tout ne s’explique pas, loin s’en faut…

JLM

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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