L’œil est visionnaire et la visée irradiante : Jacques Josse, de livre en livre, depuis trois décennies et plus, est un phare de Bretagne, dont le rai de lumière tourne dans la nuit, parcourt l’ombre des terres et caresse les eaux profondes. Aujourd’hui, le manège des oubliés.

le manège des oubliés

Mais ici, pour ce dernier opus, Le manège des oubliés, ce marin en terre, ce débarqué comme il aime à dire, a chargé sur ses épaules une caméra grand angle pour nous dérouler en 27 prises de vue le parcours terminal – dernier tour de piste ou fin de partie – d’hommes et de femmes invisibles, petites gens qu’on croise souvent en détournant le regard, oubliés des plans-séquences, rush effacés. Tous vomis de l’Histoire.

Mais qui sont ces oubliés ? Ils n’ont pas de nom pour la plupart. Ils sont ce qu’ils font, ou plutôt ce qu’ils ont cessé de faire. Ici tel estropié de la route, cet homme à béquilles, ce marin de retour de toutes les courses et dont la peau se fane, ce rescapé des terre-neuvas, ce clodo à la belle gueule de Klaus Kinski, tel autre en proie à l’insomnie, au cauchemar, et ces corbeaux tournoyants qui hantent les récits de Kafka, les voilà ici à nouveau convoqués. À défaut de nom chacun a une histoire, et c’est ce parcours de vie, en son dernier détour, que fixe sur la page l’auteur au regard aigu et à l’œil dilaté d’effraie, chouette dont il fait, comme tant d’autres, le symbole de sa vigilante sagesse.

« Ils se ressemblent tant que l’œil les confond », écrit Samuel Beckett en exergue de ce livre, et les voilà tournant au fil des pages comme en un manège convoqué par l’auteur, lui-même pris de vertige devant tant de misères tournoyantes. Le lieu mémoriel, s’il est la lande bretonne, le port désaffecté, la montagne noire et dépeuplée, s’inscrit de préférence dans ce café qui rassemble la foule des désœuvrés, des démunis, de tous ceux qui sont restés au bord de la route ou en marge des flots. Vidant leur bock, se barbouillant de mousse, savourant leur cervoise avec l’extrême lenteur que donne le retour d’âge.

Pouce pied
Pouce pied de Quiberon. Photo Poiscaille, Facebook

Et certes, des suicidés il y en a, mais aussi des imprudents ou des rebelles défiant la mort comme ce Mo (Mohamed) né en Algérie et boulanger à Belle-Île qui s’en va cueillir sur les rochers fracassés de houle les pouces-pieds dont il est friand. Ou cet autre plongeant au plus profond en quête de savoureux ormeaux. C’est que nous sommes en Bretagne, celle que nous légua sur ses pages fiévreuses Anatole Le Braz et sa Légende de la mort. L’ombre de l’Ankou passe ici au détour des chapitres, mais si tous la craignent nul ne la nomme : c’est une ombre à peine perceptible. Elle danse sur le papier peint. Se déplace en silence. Celui – ou celle – qui reçoit sa visite ne la voit pas. Avant de venir, elle troque la suie contre la neige derrière deux battants de bois et devient transparente.

Plus loin Jacques Josse nous rappellera qu’en Bretagne on dit des morts qu’ils sont en Sibérie, perdus dans les neiges ou noyés de glace. Et la mort est implacable dans son avancée : « elle longe les murs des hameaux perdus au fond de la brousse. Elle se rend là où se nouent les dernières boucles… Elle se faufile à l’intérieur et se colle au corps fiévreux, sans défense, qui y repose pour voler ce qui lui reste de chaleur. » Le froid de la mort saisit toutes les pages, mais celui qui décrit et parle est un homme de chaleur et de compassion.

Ici cet ivrogne de mari qui s’attarde au café ignore que sa femme vient de quitter ce monde et ne sait que dire « hébété, que, ce soir encore, sa femme va devoir manger sans lui ». Jacques Josse manie l’art de la chute, et chacun de ses récits se nourrit d’une fin surprenante. Soulevant ainsi, au milieu de la désolation, le plaisir de lecture. Le livre, au demeurant, est ici tout un personnage, mais dégageant toujours « l’odeur de l’iode et du varech ».

Jacques Josse
Photo issue du compte twitter de Jacques Josse

On sait que Jacques Josse, en son adolescence, abritait dans l’appentis qui était son gîte, une abondante bibliothèque qui, de Melville à Bohumil Hrabal, et de Kafka à Kerouac, alimentait sa rêverie, lui dont le grand-père fut un de ces navigateurs au long cours qu’il ne put être : « tous les soirs il s’en empare, l’embrasse, le porte délicatement, le pose sur la table et l’ouvre au hasard. À chaque fois, c’est un fragment de territoire inconnu qui s’offre à lui… Le paysage paraît rude et torturé… Il entend le cri des mouettes et des goélands, le sifflement du noroît, le hurlement des cornes de brume. Il se retrouve pris dans les fracas d’écume… »

Comme nous sommes pris dans la houle des pages de Jacques Josse, poète en prose, habité par sa dansante inspiration, visionnaire breton comme il y eut dans le passé un Auguste Boncors, ce druide, le « Pindare breton », dont il exalte la mémoire. Ou cette Danielle Collobert, nommée dans un murmure parmi tant d’oubliés et de mutiques, elle qui fut de Rostrenen, et de survie, promise à cette mort que Josse compare à « un taxi vide. Qui passe, repasse près d’elle en espérant qu’elle lève le bras pour monter à bord ».

Pierre michon

Ce récit minimal, ces portraits fugitifs, esquisses et voix d’ombre, sont bien dans le sillage des vies minuscules d’un Pierre Michon. Mais au-delà de toute influence, comment ne pas penser à Samuel Beckett dont la haute silhouette traverse ce livre ? Et inspire peut-être, comme un hommage au grand dramaturge des humiliés et offensés, l’ultime texte où l’homme imprudent est pris au piège de sable et de maërl, ce « sol spongieux », ce « trou poreux » où il s’enfonce inexorablement (comme la Winnie de Oh les beaux jours) – « une force inconnue le tire vers le bas » – sous l’œil avisé de quelques charognards, les inévitables corbeaux, certes, ici une buse, là une renarde : « tous l’observent et espèrent que le dénouement interviendra avant la tombée de la nuit. » Rideau. Fin de partie. Comme un écho à l’ouverture de cet attachant, touchant, troublant récit : « la lune froide et livide apparaît vers dix heures du soir. Elle brille là-haut mais également à ras de terre dans les crevasses où elle flotte au creux des flaques que le vent d’ouest fait frissonner, à vingt mètres à peine du hublot derrière lequel il assure son quart, l’œil collé derrière la vitre du hangar à bateau. Il y passe ses nuits. Y répare sa vie. » Nul ne doutera que cet écrivain est un poète et un visionnaire. Et ne pourra se détacher de ces invisibles qui ne font pas de bruit et qui luttent contre les vents contraires, des heures durant, jusqu’à sombrer dans le grand sommeil.

Le manège des oubliés, Jacques Josse, Quidam éditeur, octobre 2021, 124 pages, 14 €.

Jacques Josse, grand prix du roman des Écrivains de l’Ouest.

Site de Jacques Josse.

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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