« On m’a donné une position»
POSITIONS – Ouverture de résidence d’Ivana Müller
Suivie d’une discussion avec Gilles Amalvi
Musée de la Danse / Le Garage 

À l’aide de pancartes, chaque interprète obtient au début du spectacle un « capital », un « potentiel » ou un « destin » qu’il peut échanger, vendre, négocier ou capitaliser lors d’une pratique obscure qui ressemble à un « marché noir ». Ce qui, au début, s’apparente à un jeu d’enfants prend la forme d’un voyage imaginaire et émotionnel et propose en réalité une réflexion complexe sur l’idée de « valeur » et les possibilités de sa représentation.

Dernièrement, Olivia Grandville a présenté, en ouverture de résidence au Garage, son Grand Jeu, et Ivana Müller nous a proposé ce jeudi 17 octobre 2013 un autre jeu, tout aussi grisant. Si la notion de « sortir le grand jeu » évoque l’idée proactive d’une prise de risque audacieuse, comme pour rafler la mise au poker, Positions désignerait plutôt les déplacements de pions sur un plateau de jeu, manipulés de l’extérieur. Car il est question de stratégie et de libre arbitre dans Positions : qui joue avec qui ? Qui se joue de qui?

Positions1Photo Nyima Leray

Difficile de qualifier d’un point de vue formel Positions dans une hiérarchie des arts du spectacle, entre théâtre, chorégraphie ou performance. Qu’importe. Le travail d’Ivana Müller s’inscrit au croisement des disciplines, il hybride les genres établis, il « se concentre sur le corps et sa représentation, la place de l’imaginaire, la notion d’auteur et la relation entre l’interprète et le spectateur ». Ainsi l’artiste ne cherche pas tant à s’épanouir dans quelque niche artistique qu’à expérimenter, non sans humour, de nouveaux modes d’appréhension des relations sociales, notamment par le jeu, entre hasard et combinatoire.

Dans Positions, les performeurs sur scène sont munis d’un paquet de pancartes sur lesquelles sont inscrites des choses que l’on peut posséder, au sens littéral comme figuré. Ils les dévoilent, une à une, en faisant la lecture au public. Chaque pancarte a valeur de titre de propriété: somme d’argent, petit bateau, mitraillette, disque de Portishead, mais aussi nationalité française, permis de conduire, contact en Italie, mari, ami, amie, enfant, etc. Beaucoup de clichés sont énumérés. Ils nous désignent, les uns les autres, les performeurs, les spectateurs, par notre Plus Grand Commun Diviseur, selon le principe mathématique. L’on peut se révolter contre ce nivellement par le bas, de voir les individus réduits à des profils types superficiels et interchangeables. Et pourtant chacun peut retrouver une part de soi-même dans ces archétypes sociaux et culturels et s’identifier un instant à un des personnages sur scène. Et le chroniqueur qui n’a pas de petit bateau, de tigre du Bengale naturalisé, de ménisque en silicone, qui jusqu’ici n’avait jamais entendu parler des vidéos de Bruce Nauman, qui n’avait pas écouté la musique de Portishead, lève les sourcils à la mention du Providence d’Alain Resnaisi, un de ses films fétiches. Ainsi, il partage une référence qui le lie provisoirement avec le positionneur qui tient la pancarte contre sa poitrine.

Les positionneurs vont faire des trocs entre ces denrées matérielles et immatérielles ; ils évoluent ainsi dans une économie monétaire autant qu’affective. Dialoguant avec Giles Amalvi, Ivana Müller dit s’être inspirée pour bâtir son système d’échange pragmatique, du capitalisme de culture protestante tel qu’il s’est développé en Allemagne, aux Pays-Bas ou dans les pays anglo-saxons. Au fur et à mesure des échanges dans ce « marché noir », les identités des positionneurs semblent évoluer, se fragiliser, se disloquer. Certes, ces échanges ont un côté jubilatoire ! Pouvoir échanger tout contre tout, bridé par aucune morale, au gré de ses désirs immédiats ! Et d’échanger une ASSURANCE VIE contre un AMANT ! Mais les transactions hasardeuses finissent par dépouiller les positionneurs de tout ce qui les constituait au départ, leur laissant juste le goût du « manque ».

Dans son Monopolscénique, Ivana Müller a habilement mélangé professionnels et figurants. Ces derniers ont moins de pancartes, moins de texte à lire, moins de capital à faire fructifier. Ce sont de pauvres positionneurs, mais ils en réclament plus, sont prêts à tout pour se faire remarquer dans cette étrange lutte des classes. Ils parviennent aussi à donner un caractère presque sacré à leurs plus humbles possessions : « un REGARD », « 5 MINUTES », etc.

Positions3Photo Nyima Leray

Dans une dialectique entre ce qui est « dit  et montré », selon les propos de la chorégraphe, le spectateur est attentif à la physionomie, la voix et l’expression corporelle de celui qui découvre, pancarte par pancarte, son « capital ». Il va interpréter l’ensemble de ces signaux, parfois presque subliminaux, selon sa propre subjectivité. Tel positionneur, au regard gourmand, n’a-t-il pas fait voir un excès d’enthousiasme pour une peccadille alors qu’il semble indifférent à ses 3 AMIS ? N’est-il pas pour le moins curieux de brandir la pancarte INFECTION avec une voix presque enjouée et un demi-sourire aux lèvres ?

Chaque nouvelle pancarte, chaque nouvel échange, modifie la donne, et le spectateur réévalue constamment l’impact du jeu sur les finances, la situation sociale, la moralité ou la santé des positionneurs. Il finit par faire les comptes et porte assurément un jugement aussi équilibré qu’implacable sur chacun !

À la fin de la représentation, les acteurs et figurants se sont donné chaleureusement la main et ont commencé à courber la tête pour saluer les spectateurs, comme le veut la tradition. Ivana Müller a interrompu aussitôt, avec autorité, ce charmant protocole, certes un peu désuet: « ce n’est pas un spectacle ! » La maître du jeu, qui jusqu’ici laissait les positionneurs croire qu’ils évoluaient, disons au hasard des opportunités, a eu le dernier mot ! Pourtant, gageons que les spectateurs n’y ont vu que du feu. Car ce qui pour Ivana Müller ne représentait qu’une étape de travail en cours, avait pourtant l’allure d’un spectacle achevé. Mais si la chorégraphe n’a pas souhaité valider la représentation comme spectacle à part entière, c’est aussi parce que la fin de cette première version publique ne la satisfaisait pas tout à fait. Elle la trouvait trop redondante, et peut-être aussi trop démoralisante. Elle a prévu de la modifier, notamment en alternant les scènes finales, sans chercher toutefois à renforcer la cohérence narrative du tout.

Positions2Photo Nyima Leray

Mais que se passe-t-il dans cette fin du 17 octobre, qu’on ne verra sans doute plus ? Attention ! Raconter cette fin, c’est déjà beaucoup l’interpréter ! Les positionneurs font la liste des possessions qu’ils ont thésaurisées et celles qu’ils ont perdues, certains ont gagné et perdu, sans paraître en être affectés, comme s’ils restaient indifférents à leurs trajectoires personnelles, certains ont beaucoup perdu et répriment leurs sanglots, d’autres ont beaucoup gagné, mais semblent lointains et amers, ils égrènent la liste de leurs biens comme s’ils lisaient leur testament. Le jeu a fini par épuiser les positionneurs. Ainsi, si Positions porte un jugement satyrique sur un système capitaliste qui virtualise les échanges entre humains, il offre aussi un regard mélancolique sur l’économie du monde du spectacle où tout rien n’est jamais acquis: les spectacles se montent et se démontent ; les troupes de danseurs ou comédiens se font et se défont ; les rôles sont abandonnés pour d’autres…

JB : ok, je te donne mes 3 AMIS et je repars avec Roberte.
B : J’ai la NATIONALITÉ FRANÇAISE, j’ai un PETIT BATEAU et j’ai 3 AMIS.
A : J’ai la FAIM et j’ai la PEUR, tu dois choisir entre les deux, qu’est-ce que tu prends ?
B : Avec ma NATIONALITÉ FRANÇAISE, mon PETIT BATEAU et mes 3 AMIS, j’ai aucune raison d’avoir peur, alors je prends la FAIM.

Positions

Conception: Ivana Müller
Interprètes: Anne Lenglet, Galaad Le Goaster, Bahar Temiz et Jean-Baptiste Veyret Logerias
Collaboration artistique: Sarah van Lamsweerde
Production et management: Chloé Schmidt
I’m’ Company remercie les figurants : Hélène Le Chevalier, Annie Marderos, Matthieu Mevel, Emmanuelle Nardin, Dominique Ridard, Roberte Tual

Photographies de Nyima Leray

+ d’infos :

Ivana Müller et Musée de la danse

 

i L’auteure a choisi d’inclure dans une liste de RÉFÉRENCES ce film de 1977 à l’atmosphère très lovecraftienne. Elle aurait pu tout aussi bien citer Mon oncle d’Amérique (1980), le suivant dans la filmographie de Resnais, qui comparait les jeux sociaux entre êtres humains aux comportements réflexes de souris en cages soumises à différents stress.

ii Dans Playing Ensemble Again and Again (2008), Ivana Müller prend le parti radical de dilater dans le temps ce salut final au public qui devient l’ensemble de la représentation même, c’est-à-dire une chorégraphie en slow-motion, où se dévoilent, dans un mode onirique, les pensées et émotions d’acteurs d’une troupe de théâtre à la fin d’un spectacle.

cf. http://www.ivanamuller.com/works/playing-ensemble-again-and-again/

 

 

 

Ivana Müller Positions – Ouverture de résidence  

 

 

Article précédentLa Mouette mise en scène par Yann-Joël Collin fait entendre un Air Libre
Article suivantAvec La Crypte Henry Le Bal décrypte le chant des âmes
Rotomago
ROTOMAGO [matthieu mevel] est fascinateur, animateur de rhombus comme de psychoscopes et moniteur de réalité plurielle. rotomago [@] unidivers .fr

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici