En janvier 2012, Gallimard a eu l’heureuse idée de ressortir, dans sa collection L’Imaginaire, le premier roman de l’auteur russe Iouri Bouïda : Le Train zéro. Bouïda est né en 1954, dans la région de Kaliningrad. Hormis cela, je ne connaissais pas grand-chose à son sujet jusqu’à aujourd’hui. Cependant, je m’empresse d’ajouter qu’il est possible de se faire une idée de l’homme et de son œuvre en allant consulter l’excellent blog Russkaya Fantastika consacré au fantastique et à la science-fiction de langue russe.

 Ce roman se distingue par ses éclats de violence dans le quotidien sinistre, noyé d’eau, sans horizon d’un monde en décomposition. Dans ce court texte, nous assistons à une terrifiante déréliction. Au fin fond de la Russie, les habitants d’une communauté, ‘la station 9’, ne vivent que pour assurer le passage quotidien du train zéro. Un convoi littéralement chargé de mystère, car nul ne sait d’où il vient, où il va, ni ce qu’il transporte. L’abrutissement organisé par le système concentrationnaire soviétique empêche les habitants de trop réfléchir à ces questions. À l’exception de l’un d’eux, Ivan Ardabiev, alias Don Domino, dont les parents, décrétés « ennemis du peuple », furent jadis abattus.
Ardabiev pourrit, comme les autres, dans la station 9. Le froid, la pluie, le brouillard nécessitent un entretien constant, intellectuellement anesthésiant, de la voie de chemin de fer. Pourtant, Ardabiev ne peut chasser de son esprit le mystère de ce train. Il aimerait ne pas y penser, il aimerait même racheter la faute de ses parents, mais la mécanique déshumanisante de ce presque goulag se grippe. Surveillé par un commissaire politique faussement amical, Ardabiev voit son obsession grandir et la communauté se désintégrer lentement.
Voilà que la raison d’État scelle un jour le destin de la station 9, comme en écho à la prise de conscience du protagoniste. Déviation inacceptable : Ardabiev pense. Il ne fonctionne pas bien. Dès lors, il perdra tout, graduellement, mais restera le dernier homme d’une gare abandonnée, d’un monde mort, à quelques traverses d’une apocalypse d’eau et de feu.

 C’est délibérément qu’il a été fait allusion, un peu plus haut, à la célèbre phrase de l’évangile de Jean  : « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. » (J.3,8, trad. Bible de Jérusalem) Il en va de même du train zéro mais celui-ci, contrairement à l’action de l’Esprit Saint, ne fait que sillonner horizontalement le paysage, comme surgi de nulle part et disparaissant vers… où au juste ? Ici, l’auteur parvient à exhausser son texte jusqu’à hauteur du Désert des Tartares, de Buzzati.
Il s’agit de signifier, par le biais d’une facette bien spécifique, la monstruosité d’un système de contrôle social et psychologique. Déresponsabilisation, déshumanisation, crétinisation extrêmes sont entretenues par une astreinte à des tâches administratives, mécaniques, que caractérise la destruction linguistique. Ardabiev, sans le savoir, cherche la liberté dans le langage :

« Qu’est-ce que cela devait être, ce mot, ce mot unique, pour qu’on puisse et qu’on doive le crier, nuit après nuit, dans les entrailles d’un train qui passait au-dessus de la tête, du visage et du corps d’un homme étendu ? » (p.73)

Les êtres humains eux-mêmes finissent par se machiniser, dans la conscience d’Ardabiev :

« Il voyait défiler des femmes – avec des ventres inusables, des seins en fonte et des rivets à la place du nombril » (p.97)

Le train zéro ne roule ni vers l’enfer ni vers le paradis. Peu importe d’où il vient. Il roule, il doit rouler, les neuf stations qui jalonnent son parcours doivent tout faire pour que le convoi circule sans encombre. La possibilité de la liberté finit par faire peur : Ardabiev hésite, tente de se reprendre :

« L’entretien des voies, le pont, la station, le télégraphe, le réservoir d’eau, le charbon, la scierie, l’usine de réparation, le bar, le train zéro. C’était ça, la vie. » (p102)

Je ne peux m’empêcher de penser à cet autre grand écrivain, le Polonais Stanislas Lem, et à son roman (hélas un peu tombé dans l’oubli chez le public français) Mémoires trouvés dans une baignoire. Dans le monde décrit par Bouïda, il serait si simple de se laisser aller à vivre dans une quantité non qualifiée, dans une quantité devenue bonheur administratif de substitution. Un univers qui ne connaîtrait jamais le passage à 10, mais dans lequel ses habitants, et surtout Ardabiev, nageraient perpétuellement dans un paysage d’aquarium glauque, entre le 0 et le 9.
Si Une journée d’Ivan Denissovitch, le premier roman de Soljenitsyne, propose une scène finale à coloration fortement eucharistique, donc à lire comme une victoire définitive quoique pauvre en apparence sur l’horreur du goulag, il n’en va pas de même dans le roman de Bouïda. Il m’a semblé que l’auteur désirait montrer la gouvernance soviétique, axée sur la massification de l’être humain, en situation d’échec devant l’attitude réfractaire d’Ardabiev, mais d’un certain point de vue seulement.
Confronté à l’énigme du train zéro, Ardabiev ne peut substituer la moindre reconquête spirituelle à son ancien désir de satisfaire l’État. Aucune verticalité ne l’aspire. Le convoi, qu’on peut également interpréter comme une projection de ce personnage, n’est qu’une construction psychique errante, monstre noir de métal :

« Il tendit l’oreille. Etait-ce son cœur ou le train zéro ? Il ne comprit pas. » (p.121)

Ardabiev ne trouve pas Dieu en désobéissant, il ne découvre qu’un marasme intérieur, suffisamment nocif pour détruire la vie d’autres personnages. Tout le fantastique du texte se joue sur cette question : derrière l’historicité de l’intrigue, est-il possible de voir en Ardabiev l’incarnation exemplaire d’un individualisme longtemps dirigé par des rails, des aiguillages, mais devenu l’hôte d’une démence absolue ?

« Il y en avait tant, là, comprimé à l’intérieur, cela faisait une telle masse qu’il suffisait d’une étincelle pour y mettre le feu, pour tout faire sauter, tout faire voler en éclats. » (p.126)

Ou bien Ardabiev rachète-t-il la (supposée) trahison de ses parents ? Finit-il par laver l’ardoise, payer le destin de ce que furent l’U.R.S.S. et ses satellites, voire même toute notre modernité d’hommes creux ? Nul doute en tout cas que ce roman de Iouri Bouïda a sa place parmi les grands classiques d’une bibliothèque de combat, dans notre jeu mortel et salutaire contre ces souriants nihilismes qui, comme chacun ne le sait pas, mènent aujourd’hui plus que jamais grand train dans le monde.

« Il fallait qu’il prenne tout sur lui : toutes ces morts-pas-naturelles, toutes ces destructions, la peste et la famine, tous les malheurs. Et pas parce qu’il était coupable – il ne l’était pas, bon Dieu ! – mais simplement parce qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire. » (p.125)

 Paul Sunderland

Le train zéro, de Iouri Bouïda, (traduit du russe par Sophie Benech) Gallimard,coll. L’Imaginaire, janvier 2012, 140 pages, 6,80 €. Le texte russe a été publié en 1994 sour le titre Don Domino, il est disponible sur le site de l’auteur.

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Iouri Bouïda est né dans la région de Kaliningrad en 1954 et vit actuellement à Moscou. Il a publié depuis 1992 de nombreux livres en Russie où son oeuvre jouit d’un grand prestige. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français, quatre chez Gallimard – trois romans: Le train zéro (1998), Yermo (2002) et dernièrement Potemkine ou le troisième coeur (2012) ainsi qu’un  recueil de nouvelles: La fiancée prussienne (2005). Epître à Madame ma main gauche, un autre recueil de nouvelles, a été publié aux éditions Interférences en novembre 2010

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