Dans L’insouciance Karine Tuil s’inscrit dans la lignée de son précédent roman intitulé L’invention de nos vies. Paru aujourd’hui chez Gallimard, l’Insouciance de Karine Tuil est une histoire remarquablement bien construite où la passion amoureuse et l’envie de pouvoir dirigent les destins de personnages. Personnages bien ancrés dans un monde où la manipulation, la mauvaise foi et le racisme bousculent les sentiments…

 

karine-tuil_insouciance_gallimardDans L’insouciance Karine Tuil campe Romain Roller. Ce jeune homme s’est engagé dans les commandos de montagne pour échapper à la délinquance de sa cité de Clichy-sous-Bois. Après le Kosovo, la Côte d’Ivoire et la Centrafrique, il se retrouve en 2009 en Afghanistan à repousser les talibans. Lors d’une sortie mal balisée, il perd plusieurs de ses hommes et son meilleur ami, Farid, saute sur une mine : il restera tétraplégique. Avant de rejoindre la France, Romain passe quelques jours à Paphos, sur l’île de Chypre, dans un hôtel de luxe, un sas de décompression censé préparer les soldats « abîmés » au retour à la vie normale. Là, il rencontre Marion Decker, une jeune journaliste et écrivaine avec laquelle il vit une passion intense, comme un besoin de survie après les horreurs de la guerre.

Avec insouciance Karine Tuil présente Marion Decker comme « sauvage, frondeuse, directe ». Cette jeune femme a beaucoup de violence en elle depuis son enfance passée dans des familles d’accueil. Son premier roman, remarqué, sonnait comme son coup de gueule. Depuis, elle s’est habituée au luxe en épousant un riche industriel, François Vély. François Vély, PDG de cinquante et un ans, est riche, élégant, intelligent, polytechnicien. Il est issu d’une riche famille juive, les Lévy, mais son père, en épousant une Américaine catholique, a confirmé le rejet familial de la judéité. François a épousé, en seconde noce, Katherine, une comédienne australienne de cinq ans son aînée avec laquelle il a trois enfants. Katherine se suicidera devant son fils en apprenant que son mari la quitte pour Marion. Ce drame supplémentaire fragilise le mariage de François et Marion.

Dans cette insouciance Karine Tuil introduit Osman Déboula. Cet ancien médiateur de la cité de Clichy-sous-Bois où vivait Romain, porte-parole lors des émeutes de banlieue en 2005, s’était vu propulser sur la scène politique en tant que proche conseiller à la jeunesse auprès du Président. En couple avec Sonia, une jeune métisse diplômée de hautes écoles qui a un bel avenir en politique, Osman, ivoirien et politicien intuitif grisé par le pouvoir, n’est-il parvenu à ce rang que pour satisfaire la mode de la discrimination positive ? « En politique, le danger émane souvent de ces petites phrases sibyllines » et une réponse agressive d’Osman le fait brutalement tomber en disgrâce.

Insouciance Karine TuilC’est un article de presse sur François Vély qui va bousculer la vie de ces quatre personnages. Karine Tuil s’inspire, pour plonger François Vély dans une tourmente d’accusations racistes et colonialistes, d’un scandale médiatique réel (en 2014, une femme blanche, épouse de milliardaire russe, pose sur une chaise de l’artiste norvégien Bjarne Melgaard représentant une femme noire, dos au sol, les jambes repliées sur son buste).

Tu ne sauras jamais ce que c’est de devoir se battre pour trouver sa place… et c’est pourquoi tu n’as toujours pas compris que tu pouvais blesser des gens avec cette photo.

Après avoir superbement incarné ses personnages non sans insouciance Karine Tuil explore leurs errements dans leur vie bouleversée par les drames humains, sociaux et politiques. Tout le passé de François Vély éclate au grand jour et met en péril le projet de fusion de son entreprise de télécommunications avec un groupe américain. Romain Roller, incapable de reprendre une vie de famille normale, attiré puis rejeté en permanence par Marion, part en Irak comme agent de sécurité en zones de guerre. Osman, revenu dans la course politique grâce à un article de soutien à François Vély qu’il détestait, doit organiser une délégation de chefs d’entreprise à la foire de Bagdad.

L’Irak était à reconstruire, les hommes d’affaires français étaient nombreux à vouloir s’y implanter.

En proie à une peur panique, Osman demande sur place la protection de son ami Romain. Osman, François, Marion et Romain se retrouvent donc en zone de guerre avec leurs propres conflits personnels. À nouveau, l’actualité violente de ces dernières années imprègnent la fiction de l’auteur.

corruption_insouciance_karine-tuil_gallimardDans L’insouciance Karine Tuil entraîne le lecteur dans un « château de cartes » où les manipulations des politiques et grands chefs d’entreprise déchirent les vies pour la soif de pouvoir et d’argent. Le sang-froid devient alors une qualité indispensable pour résister aux attaques personnelles qui stigmatisent les personnes en crise identitaire. François Vély, passionné d’art et de littérature ne pensait pas que les origines juives de sa famille le rattraperaient, que des conditions de travail dans ses entreprises de sous-traitance le qualifieraient de colonialiste. Osman Diboula ne pouvait croire que son accession dans les sphères du pouvoir n’était qu’un affichage de diversité complaisante. Thibault, le fils de François Vély, témoin du suicide de sa mère, plonge dans une crise identitaire pour tenter de sortir du chaos, de ce monde où en bienheureux il découvre qu’on lui a menti et que le monde n’est pas ce cocon chaleureux et doux de son enfance. Issa, un des jeunes de la cité de Clichy-sous-Bois, protégé d’Osman, refusé par l’armée, entrepreneur déchu, revient à un islam radical.

En parallèle des complexités de la mixité sociale, Karine Tuil aborde également les difficultés du couple. « La vie conjugale n’était qu’un des nombreux visages du mensonge social ». Du désir de possession de François, du besoin de confort de Marion, de la nécessité vitale de la passion de Romain, l’amour est-il toujours voué au désastre ou n’est-il « rien d’autre qu’une des compensations que la vie offre parfois au dédommagement de sa brutalité » ?

Insouciance Karine TuilEt dans ce monde où l’adulte perd rapidement cette part d’enfance que représente l’insouciance, que peut donc nous apporter la littérature ? Marion, en jeune écrivaine, écrit « parce que la vie est incompréhensible ». En tant que lectrice, elle comprend que « les mots d’une autre lui permettaient de circonscrire le territoire de sa propre douleur, la littérature sert aussi à ça — comprendre la mécanique corruptrice de l’existence, sa sélectivité abusive, à travers l’expérience des autres quand on est soi-même, temporairement ou définitivement, incapable d’en appréhender la complexité »

Avec cette passionnante fiction empreinte du réalisme de notre société, à défaut de nous rendre l’insouciance, avec l’Insouciance Karine Tuil nous offre un réel plaisir de lecture et une riche peinture sociale de notre temps.

Roman L’insouciance Karine Tuil, Gallimard, 18 août 2016, 528 pages, 22 euros

 

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l'insouciance Karine TuilKarine Tuil, née en 1972 à Paris signe ici son dixième roman. Elle sera sans aucun doute une fois de plus présente dans les sélections des prochains prix littéraires. Espérons ce grand roman lui permette de concrétiser un succès mérité. (L’invention de nos vies, paru chez Grasset en 2013 a été finaliste au Prix Goncourt,  il est en cours d’adaptation pour le cinéma)

Rencontres en Bretagne avec Karine Tuil, les autres dates ici

Mardi 15 novembre 2016
Librairie Dialogues
Rencontre à 18 h
Forum Roulle, square Mgr Roulle, 29200 Brest

Mardi 29 novembre 2016
Librairie Coiffard
7-8 rue de la fosse
44000 Nantes

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Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.

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