Olivier Esnault, qui a parcouru des pays des deux hémisphères et qui, depuis cinquante ans, depuis qu’il approcha à l’âge de sept ans, sa grand-mère morte sous son drap blanc, s’interroge sur les croyances. Il nous livre ici, en vingt-six chapitres, un ouvrage de sagesse et de désabusement : Idoles et icônes, livre 1.

idoles et icones olivier esnault

Le meilleur support de la sagesse, véhicule efficace de toute pensée, a pris à travers les âges la forme de la parabole, de l’apologue, de l’emblème médiéval qui, pour mieux faire comprendre – notamment à ceux que l’on nommait les « pauvres en esprit » (pauperum) – l’enseignement religieux, usait d’un court récit, qui était ce qu’on peut appeler aujourd’hui une nouvelle ; ainsi les prêtres disposaient-ils de recueils de contes pour illustrer leur prône et le rendre efficace. Olivier Esnault, qui a parcouru des pays des deux hémisphères et qui, depuis cinquante ans, depuis qu’il approcha à l’âge de sept ans, sa grand-mère morte sous son drap blanc, s’interroge sur les croyances, nous livre ici, en vingt-six chapitres et tout autant de petits récits paraboliques, en suivant l’ordre alphabétique, un ouvrage de sagesse et de désabusement dans le sens que lui donnaient les moralistes de la Renaissance : il s’agit bien d’ouvrir les yeux de ses lecteurs sur les tours et détours de la pensée, sur ses certitudes et ses doutes, au cours de nos trois millénaires et même un peu plus avant. Oserais-je dire les décerveler ? L’auteur n’est pas aussi catégorique et sait, au cours de ces récits aussi dépaysants qu’étranges, et pour cela même fort savoureux, garder raison et juste mesure. In medio stat virtus, que ne l’a-t-on dit et répété !

Ce livre s’ouvre et se referme à la façon d’un éventail sur l’expérience vécue à sept ans, âge qui, selon les psychologues, marque un tournant dans la vie humaine, car c’est alors que l’on découvre que la vie n’est pas aussi stable et assurée que l’enfant pouvait le croire : et voilà, il y a la mort. Et que fait-on de ce concept, de cette réalité, de ce couperet ?

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Au dernier chapitre, la lettre Z voit le zéro entrer en lice. Le chiffre du rien qui précède la mise en route ou la prise en compte, où Olivier Esnault consigne « l’absence constitutive de toute croyance », en somme la tabula rasa. Bon, mais repartant de zéro, qu’en est-il de cette accumulation de croyances à travers les âges, de tous ces temples qui se sont bâtis sur des temples antérieurs, pierre sur pierre, icônes contre idoles en un tel jeu de passe-passe que l’esprit se perd en conjectures et en interprétations, car enfin, ces gens, si épris de foi, si aveuglés de surnaturel ou de merveilleux, comment s’en sortaient-ils avec ce problème majeur qu’est la mort ?

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Les moaï de l’île de Pâques

L’auteur déroule là un magnifique récit qui prend place à la lettre N, comme « Néandertal ». Nous voilà bien loin dans le temps de l’humanité, trente mille ans en arrière, n’est-ce pas ? Et que s’est-il passé de si important pour que la mémoire de l’homme le retienne ? La pire tragédie, la mort d’un enfant, et voilà une mère qui prend dans ses bras le corps inerte de sa fillette qui « ne regardait que le ciel » et n’écoute pas ceux qui lui disent d’abandonner le cadavre aux eaux vertes de la rivière et aux dents du carnassier, ainsi que le clan avait toujours procédé. Et c’est ici qu’intervient la rupture d’une tradition d’indifférence à la mort : la mère dépose sa fille sur le sol et recouvre son corps de pierres, suivie de toute la horde féminine qui, pour chacune, vient apporter une pierre ─ ainsi que le font toujours aujourd’hui les Juifs qui veulent honorer leurs morts et déposent, au lieu de fleurs, un caillou sur la pierre tombale. Ainsi donc, Akurigtegari vient d’inventer le rite funéraire qui va perdurer trente mille années et, si l’on écarte l’incinération tant en usage aujourd’hui, dure encore dans la mise en tombeau et le recouvrement du corps de terre, de poussière et de marbre, en vertu de la prédication : « tu es poussière et retourneras à la poussière ». Mais surtout cette femme de Néandertal donne un sens à ce premier corps mis en terre :

Angdukanegari n’est pas morte… son sang s’est répandu mais son souffle est autour de nous… Elle viendra nous parler dans nos rêves, elle est dans l’après-vie.

Olivier Esnault illustre ainsi la naissance de l’esprit religieux, qui est la croyance en la transcendance, donc en l’éternité, à travers une puissance supérieure qu’on appellera Dieu ou les Dieux. Les ethnologues s’accordent pour dire que les religions sont nées du jour où, au lieu de laisser les corps pourrir à l’air libre, les hommes se sont mis à les enterrer, puis à organiser une réunion autour de leur tombe, un culte du souvenir et ce lien entre l’avant et l’après, la terre et le ciel, qui a déterminé l’imagination d’un au-delà céleste peuplé d’une présence tutélaire et rassurante quant à la précarité de la vie et notre misérable contingence.

Faut-il s’étonner alors que l’ouvrage d’Esnault, qui s’ouvre sur la lettre A comme « Athéisme » s’interroge d’emblée sur cet au-delà alors qu’il caresse les mains froides de sa grand-mère, sa Mamitoria (Mama Vittoria, n’est-ce pas ?) tant aimée ? « Y a-t-il une mort après la vie ? » s’écrie-t-il en une pétrifiante inversion des termes. C’est alors que l’homme qu’il est advenu se souvient de la leçon de Qohélet (L’Ecclésiaste) :

« Tout est fumée et cendres emportées par le vent »… autrement dit, que toute vie est dépourvue de sens et suivie par l’oubli.

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Caïn et Abel, Gioacchino Assereto (vers 1640-1650)

Mais peut-il s’en satisfaire ? Cette base négative, toutes ces « routes poussiéreuses » qui sillonnent la vie, l’amènent à cette réflexion : « je ne peux pas m’empêcher de penser ». Et quelle image du néant organisé et planifié lui renvoie notre époque ? celle du génocide, de la Shoah. La lettre B est celle de Belzébuth où il voit « de grosses mouches noires gorgées de sang de juif » sur lesquelles règne « le Seigneur des mouches, le Seigneur de la putréfaction ». Comment ne pas le rattacher au meurtre primordial ? Et c’est Caïn, certes, qui illustre la lettre C, ce qui permet à l’auteur cette plongée vers l’aube mythique de notre histoire :

Un coup de vent rabattit la fumée épaisse sur Kahin qui toussa furieusement. « Élohim n’apprécie pas ton sacrifice, mon frère ! » dit Ebel en riant. Kahin en fut irrité et son visage s’assombrit ; il parla à Ebel qui ne lui répondit pas… il se jeta sur lui et le tua, d’un coup de pierre à la gorge.

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Monolithe circulaire représentant la déesse aztèque Coyolxauhqui. Retrouvé à Mexico, dans une tranchée creusée rue du Guatemala, en réalité au pied de l’ancienne pyramide principale de Mexico-Tenochtitlan : le temple Mayor.

Ainsi procède Olivier Esnault tout du long : chaque mythe donne lieu à un récit qui nous immerge en temps et lieu. Ainsi convoque-t-il les Saducéens, les Aztèques, les Romains et les Grecs, le Walhalla et Thérèse d’Avila, sainte et hallucinée, ou, à la lettre D comme « Déesses », cette Phryné, « la courtisane la plus chère d’Athènes » où « les filles de Zeus » se jouent des hommes. Zeus, justement, d’où vient le mot Dieu, prétexte à ce savoureux dialogue du chapitre « YHWH »[ יהוה ] où un Juif forcément rebelle contredit l’Empereur Théodose et l’édit de Constantinople en faisant valoir que le mot Dieu renvoie à la pluralité idolâtre, amenant de ce fait son interlocuteur à jurer non plus « par Dieu », mais « par Christ ! » « En réalité, nous ne savons rien », écrit l’auteur en citant Démocrite, et n’ayant rien appris au catéchisme, il constate son « incapacité absolue à penser l’impensable », c’est-à-dire ─ il y revient toujours ─ la mort de sa grand-mère. Ce pourquoi, s’abritant derrière un culte marial dénué de transcendance de l’esprit au bénéfice du cœur, il proclame que « sans Marie, femme de Judée, le christianisme serait bien aride », et cela à la lettre V comme « Vide ». Mais voilà que l’homme est abattu par la maladie, et l’auteur, au dernier chapitre, ce « Zéro » par quoi tout commence et tout finit, est l’objet d’une hallucination :

Pendant la nuit suivant l’intervention, j’ai fait un rêve… Une forme évanescente, vaguement humaine, est passée à côté de moi sans un bruit en m’effleurant. Je me suis réveillé, un moment persuadé de la réalité du phénomène, tant la sensation avait été précise. Puis, sortant de mon sommeil, j’ai réalisé que c’était un rêve. Allongé sur le lit d’hôpital, pénétré par des sondes et des cathéters, il m’aurait plu de croire qu’un esprit protecteur m’avait rendu visite pour m’annoncer que tout danger était passé. Mais, ce n’était qu’un rêve, un rêve qui montrait qu’au fond de mon cœur survivent d’ataviques superstitions.

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Pierre Paul Rubens, Sainte Thérèse d’Avila (v. 1615)

Rideau. Fin de partie, au terme du parcours où l’athéisme s’érige en « incroyance » initiale ─ une « révélation », estime-t-il ─ , l’auteur retombe sur le terreau rassurant des croyances, mythes et religions qui le fascinent, et, pour n’être que des « superstitions », n’en apportent pas moins un souffle d’esprit, un brin de réconfort, une émotion de cœur. Car à défaut d’au-delà assuré et rassurant, écrit-il, « ma grand-mère… survivra dans ma mémoire et mon affection jusqu’à ce que je meure à mon tour ». Et ce livre tout vibrant de pieuse pensée et de croyance, ou d’incroyance, se referme sur une belle émotion.

Idoles et icônes, Olivier Esnault. Éditions Maïa, 2020, 115 p., 17€

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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