L’homme et l’animal, c’est le titre – et plus qu’un titre – le sujet passionnant du cycle ouvert en janvier aux Champs Libres de Rennes. Conférences, projections, débats, ateliers, de nombreux rendez-vous pour questionner les relations et les responsabilités. L’occasion, à travers une série d’article, de poser les jalons de ce débat qui, bien qu’ancien, ne fait que commencer…
1ère des 3 parties consacrées au cycle des Champs libres L’homme et l’animal, question éthique avec Élisabeth de Fontenay et Georges Chapouthier).
Affectives ou utilitaires, pacifiques ou antagonistes, nos relations avec les animaux sont ancestrales […] Ces dernières décennies, les relations à l’animal sont devenues plus radicales, posant de nouvelles questions : l’élevage traditionnel s’est transformé en production intensive, l’animal de compagnie est devenu un phénomène de société, les droits des animaux s’opposent au souhait de l’homme de développer la médecine par l’expérimentation animale… .

L’obsession du propre de l’Homme
En 1998, Élisabeth de Fontenay publiait un ouvrage monumental intitulé Le silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, vaste synthèse des conceptions métaphysiques émises par l’Homme au sujet de l’animal.

Depuis l’antiquité, la philosophie s’est penchée sur l’animal, être omniprésent, dont l’incapacité à dialoguer a toujours donné libre cours à toutes nos interrogations. En effet, puisqu’ils ne parlent pas, comment savoir si les animaux ont seulement conscience d’eux-mêmes ? Ont-ils des désirs, au – delà des besoins ? Une mémoire ? Enfin, imaginent-ils l’avenir et perçoivent-ils l’horizon de la mort ? Si oui, comment justifier qu’on les exploite et qu’on les mange ? Où l’on voit que de grands penseurs de l’antiquité tels que Théophraste, Ovide et Plutarque se sont intéressés aux comportements des animaux et ont fait preuve d’une grande sensibilité à leur égard, de même que, bien plus tard, au temps des Lumières, Montaigne et Rousseau. Élisabeth de Fontenay loue par ailleurs Schopenhauer pour avoir été au XIXe siècle LE grand métaphysicien de la souffrance animale : « il a fondé toute sa métaphysique sur la pitié et la compassion, étant lui-même très, très marqué par le bouddhisme ». Elle rappelle également que « les républicains au XIXe siècle qui se battaient contre l’intrusion du catholicisme (lequel refusait de considérer la sensibilité animale), ont été extrêmement actifs pour réclamer un droit des animaux » : il en va ainsi de Michelet, qu’on pouvait difficilement soupçonner à priori d’avoir écrit quatre livres sur la question. Ernest Labrousse et Rosa Luxembourg furent également des militants en ce sens, ainsi que les membres de l’école de Francfort au XXe siècle (Théodor W. Adorno et Max Horkheimer).


De manière générale, l’histoire des rapports entre l’Homme et l’animal est avant tout faite de domination, d’exploitation, et de cruauté, ce à quoi on pourrait ajouter même sous couvert de respect et de mysticisme. « Le néolithique, déjà, est une époque de la souffrance et de l’exploitation animale », nous dit Élisabeth de Fontenay. D’un point de vue philosophique, « même si l’antiquité est un peu à mettre à part » selon elle, les matérialistes grecs et romains percevaient avant tout les animaux comme des objets, puisque selon eux, l’Homme et l’animal n’avaient rien à voir, ou très peu. Cependant, c’est surtout au XVIIe siècle que la négligence des animaux est portée à un point critique, à cause de la pensée humaniste de Descartes : « je pense donc je suis »… or selon lui les animaux ne pensent pas. Ils sont de fait des sortes de machines fonctionnant à l’instinct, que l’on peut exploiter à sa guise – bien que Descartes nuance un peu sa pensée puisqu’il ne nie pas les sens corporels et donc la souffrance physique des animaux. « S’il avait vécu plus longtemps, sans doute aurait-il admis finalement l’existence d’une sensibilité animale », nous dit Georges Chapouthier.

Cependant le mal est fait, et l’on ne peut que jeter la pierre à son élève Malebranche qui, reprenant de façon caricaturale la pensée de son maître, ira jusqu’à donner des coups de pied dans le ventre d’une chienne en affirmant que lorsqu’elle aboie, « c’est comme une horloge qui sonne l’heure ». L’influence de la pensée cartésienne, radicalisée par Malebranche, est demeurée très longtemps prégnante dans la conception dominante de l’animal en Europe, une position bien commode pour justifier l’élevage et surtout le fait de tuer. Au cœur de la pensée humaniste (au sens d’anthropocentrisme), l’obsession du « propre de l’Homme » revient ainsi sans arrêt pour justifier l’exploitation de l’animal, une manière aussi de satisfaire l’orgueil humain en se rassurant sur sa supériorité. L’Homme raisonne, il enterre ses morts, il rit… il imagine son futur, contrairement à l’animal. Ainsi « l’animal, c’est l’état d’exception, on a pu tout lui faire subir depuis des siècles et des siècles » (Élisabeth de Fontenay). Une hypocrisie certaine, puisqu’on ne peut raisonnablement s’accorder sur le fait que celui-ci (au moins dans le cas des mammifères) soit totalement dépourvu de sensibilité, comme le faisait remarquer Madame de Sévigné à la même époque.
Remettre en question l’obsession du « propre de l’Homme »
– Les progrès de l’éthologie


En outre, si l’on s’entend sur la définition du langage en tant que communication pouvant faire référence à un passé (donc sans se limiter au présent), on s’aperçoit qu’il existe une telle notion chez les abeilles, les anthropoïdes et les chiens. On peut également citer des notions d’esthétique, bien que les animaux ne contemplent pas les œuvres d’art : les courbes et la symétrie sont privilégiées par les singes lorsqu’ils tentent de dessiner avec le crayon qu’on leur fournit, les baleines chantent ce qui leur plaît, faisant preuve d’une grande créativité, et certains oiseaux d’Australie se colorent le plastron en écrasant des feuilles pour parader devant les femelles.

– Refuser le propre de l’Homme, sans nier la signification de l’humain.
L’idée d’un « propre de l’Homme » correspondant à la raison, à la morale ou encore au rire est donc non seulement un postulat à éviter au regard des progrès – récents et à venir – de l’éthologie, mais surtout à combattre lorsque celui-ci prend les traits d’un essentialisme radical justifiant la violence sur les animaux. D’ailleurs, Derrida a critiqué le fait de parler de « l’ Animal » et de « l’Homme », tous deux au singulier, ceci comportant l’idée d’une césure hermétique entre les deux, incitant à la domination arbitraire du premier sur le second – d’autant plus que ce regroupement incite sans raison à associer des espèces radicalement différentes les unes des autres sous le second dénominatif.

Il faut bien le comprendre, même s’il ne faut pas retomber dans le propre de l’homme. Nous avons une capacité à prendre des responsabilités que pas un animal n’a. L’animal ne sait pas ce que c’est, nous sommes capables d’en prendre, y compris vis-à-vis des bêtes. Cela est lié à un développement de notre cerveau, de notre parole. Donc il y a continuité, mais ou mutation, et émergence de ce que nous sommes ».
