Helen Oyeyemi est née le 10 décembre 1984. Romancière britannique d’origine nigériane, elle écrit son premier roman, La petite Icare, à l’âge de 18 ans. Elle vit aujourd’hui à Berlin. Après The Opposite Housen en 2007, elle publie en 2009 White is for Witching qui parait le 1er septembre en français sous le titre Le blanc va aux sorcières.

«Incertain de votre destination, chaque mouvement s’accompagne du sentiment que vous allez ouvrir la mauvaise porte, de rentrer en collision ou de déranger quelqu’un. Ce n’est pas important de savoir si l’espace est petit ou grand – si vous ne le connaissez pas, vous restez perdu en lui. »

« Le blanc va aux sorcières, une couleur à porter de manière à ce que toutes les autres couleurs puissent vous pénétrer afin que vous puissiez les utiliser. »

Résumé : C’est une mystérieuse bâtisse située sur les falaises de Douvres qui vient récemment d’ouvrir des chambres d’hôtes. Une maison où l’espace est vivant. D’emblée, le lecteur découvre Miranda, une adolescente qui revient de plusieurs mois passés dans une maison psychiatrique. Elle vient de prendre conscience qu’elle a complètement oublié qui elle était. Serait-elle un fantôme ? Comme toutes les femmes qui l’ont précédée, Miranda a développé une étrange maladie qui la pousse à manger des objets incomestibles comme de la craie. Une tendance qui se trouve renforcée par le décès récent de sa mère et la relation de plus en plus complexe qu’elle entretient avec son jumeau, Eliot.

Unidivers a goûté : l’originalité et l’inquiétante étrangeté de l’histoire, un style précis dont l’intimité poétique au service d’une déclinaison de l’enfermement, des violences psychiques, des vices de constructions identitaires et de fragments de terreur n’est pas sans rappeler certains accents, notamment, des soeurs Brontë, de Tim Burton, des deux Murakami et de Nathalie Sarraute. On pense également à La Maison des feuilles de Mark Danielewsky et The Owl Killers de Karen Maitland

Unidivers a moins goûté : une relative confusion des (trois) points de vue entretenue par la fragmentation du texte qui pourra en frustrer certains (cf. les dix premières pages du roman en français infra). La métaphore d’un traitement par l’Angleterre de son histoire coloniale (la maison hantée comme figure de la xénophobie) demeure un peu flou.

 Unidivers recommande la lecture d’une écrivain prometteuse même si l’ensemble peut laisser le lecteur un soupçon circonspect.

ORE :
Miranda Silver est à Douvres, dans la terre sous la maison de sa mère.
Un quartier de pomme lui obstrue la bouche
(pour l’empêcher de dire des mots qui pourraient la trahir)
la terre comble ses oreilles
(pour l’empêcher d’entendre des sons qui la perturberaient)
ses yeux sont clos, mais
son cœur bat fort comme les ailes des colibris.
Se souvient-elle de moi si peu que ce soit elle me manque me manque la teinte invariable de ses yeux gris quelle que soit la force ou la faiblesse de la lumière son goût me manque je la vois dans mon sommeil, une étoile plantée à profondeur de graine, ses bras en croix, ses poings serrés, sa robe noire la serrant comme de la boue.
Elle y a vu la seule façon de combattre la soucouyant.
ELIOT:
Miri est partie.
Simplement partie. Nous nous étions disputés. Il faisait sombre dehors. Des rafales de vent s’emmêlaient dans les pommiers autour de la maison et projetaient les fruits jusque sur le toit, comme si quelqu’un tapotait les murs du grenier, et disait en morse laissez-moi sortir ou quelque chose de plus bizarre. C’était une dispute stupide qui ouvrit une petite bouche d’ombre pour englober d’autres choses. Il s’agissait surtout de ce gâteau que je lui avais confectionné. Elle refusa d’y toucher et refusa que j’y touche.
– Pourquoi as-tu utilisé les pommes d’hiver ?
Elle le répétait sans arrêt. Aucune de mes réponses ne pouvait interrompre sa rengaine.
– Tu es allé trop loin, à présent. Je ne peux plus te faire confiance.
Elle secoua la tête et émit le tss-tss déçu de l’institutrice d’école primaire, ou celui d’un gamin s’efforçant d’imiter son autorité :
– Méchant ! Tu es méchant.
(Ma sœur avait fêté ses dix-sept ans dans une cli- nique psychiatrique ; c’est là que je lui avais apporté notre gâteau d’anniversaire.)
Les accusations de Miri, toute son attitude ce soir-là me flanqua les boules. Elle regardait dans ma direction mais semblait incapable de se focaliser sur moi. Je ne l’avais jamais vue si maigre. Ses mains et sa tête étaient ce qu’elle avait de plus lourd. Son cou s’affaissait. Elle s’étreignait, ses doigts épinglaient sa robe sur ses côtes. Une odeur bizarre flottait autour d’elle, épaisse et lourde. Il était clair, à mes yeux, qu’elle glissait à nouveau, sur une nouvelle pente. Quand elle déclara qu’elle ne me faisait pas confiance, je me détournai pour ne pas me mettre en colère.
Je montai dans ma chambre. Miri ne m’appela pas. Je ne crois pas qu’elle soit jamais remontée à l’étage. Elle pourrait l’avoir fait, sans que je l’aie su. Je n’en suis pas certain. J’entendis claquer la porte d’entrée, mais je pensai qu’il s’agissait juste d’un des résidents qui rentrait tard. Je restai immobile, agenouillé sur l’encoignure de fenêtre, à fumer, à voir des formes dans la pluie, à écouter toutes les pommes du monde qui rebondissaient sur notre toit.
La dernière fois que j’ai vu Miri, elle ne portait pas de chaussures. Il y a cinq mois j’y vis l’assurance qu’elle reviendrait. Et aujourd’hui je n’arrête pas d’y revenir en esprit, au fait qu’elle fût pieds nus. Que sa fugue avait été décidée sur l’instant, sans préparation.
Une partie de moi sait que nous ne pouvons la re- trouver parce que quelque chose lui est arrivé.

29 BARTON ROAD :
Miranda est à la maison (malade de la maison, malade à la maison) Miranda ne peut rentrer aujourd’hui Miranda souffre
d’une maladie appelée pica elle a mangé beaucoup de craie – elle ne peut vraiment pas s’en empêcher – elle a été très malade – Miranda souffre de pica elle ne peut rentrer aujourd’hui, elle est allongée à l’intérieur d’un mur elle se repaît de plâtre elle souffre de pica
essayez encore :
MIRANDA EST-ELLE VIVANTE ?
ORE :
Probablement pas…
ELIOT:
J’ai composé son numéro, celui du téléphone qu’elle a perdu il y a des mois, comme si elle avait pu le re- trouver quelque part. Je lui ai écrit un mot, l’ai plié en quatre et l’ai glissé sous sa porte.
Je sais qu’elle n’est pas là. Mais j’ai écrit, Miri je me sens seul.
J’ai lâché si fort les mots sur le papier qu’ils sont redoublés par les fines perforations qui les entourent. Je n’aurais pas pris la peine d’essayer de le lui dire, je ne lui aurais pas écrit si Ce que je veux dire, chaque prise de parole repose
sur la certitude qu’on va être écouté. Mon mot à Miri dit davantage que ma simple solitude. De manière invisible, il dit que je sais qu’elle s’en rendra compte, et qu’une fois qu’elle s’en rendra compte, cela la fera se détourner, revenir, retourner.
Miri je te fais apparaître.
29 BARTON ROAD :
Elle m’a fait du tort je ne lui permettrai pas de vivre
essayons une autre manière :
QU’EST-IL ARRIVÉ À LILY SILVER ?
ORE :
Miranda était étendue à côté de moi sur l’herbe bordant l’étang du moulin, son carnet de cours ouvert sur le ventre. Des bicyclettes n’arrêtaient pas de passer, leurs roues gémissaient sur le pont de bois. Le soleil brillait à travers des nuages gonflés par l’odeur d’écorce mouillée, et des abeilles virevoltaient autour de nous.
Miranda parlait si doucement que je dus me rapprocher d’elle, tendre l’oreille vers ses lèvres.
– C’est de la faute d’Eliot, dit-elle.
Quand je la regardai, elle sourit de toutes ses dents. Les sourires incongrus étaient un de ses tics nerveux, une façon de se protéger des conséquences, je pense. Comme on chausse des lunettes de soleil ou l’on ouvre un parapluie.
ELIOT:
J’ai passé la deuxième nuit de Lily en Haïti sur le sol de la chambre de Miri. Elle avait éteint la lumière et s’était enveloppée dans son lit de la façon habituelle, de telle sorte que tout était couvert et que les draps entouraient son corps recroquevillé comme si elle était prise dans de la cire. Je n’ai jamais compris comment elle parvenait à respirer. Elle disait qu’elle dormait comme ça pour que ses rêves ne s’enfuient pas.
Je m’adossai contre son bureau, m’emmitouflai dans des couvertures et tentai de lire avec une lampe torche.
Les choses étranges commencèrent quand je dis à Miri : « Ne t’endors pas encore. » Le « s’il te plaît » resta collé sur mon palais en refusant de sortir à sa rencontre.
– Tu es effrayé pour Lily, lança Miri.
Je ne répondis pas. J’essayai d’imaginer notre mère en Haïti et la vis dans une tour faite de fusils, respirant le vaudou, des dieux effrayants et des plumes blanches trempées de sang.
L’œil de Lily transformait les lieux. Elle regardait les structures qui se retournaient du dedans vers le dehors en présentant leurs armatures désolées de puzzle. Un jour, elle indiqua une de ses photos dans un magazine, une vue de la toundra avec une boule de glace à midi dans le ciel. De quel endroit s’agissait-il ? Ma mère me donna trois hypothèses. Ma meilleure réponse, la plus désespérée, fut qu’on avait déversé des bennes de sable sur la reproduction d’un paysage lunaire.
– Pas du tout, fit-elle. C’est le désert de Gobi.
Lily était la changeuse qui rentrait inchangée à la maison. Mais cette dernière fois, les signes étaient mauvais. En partant, elle avait oublié sa montre sur l’appui de téléphone du vestibule, un boîtier de cuivre aux minces bras de cuir, qui égrenait le temps haïtien, retardant de cinq heures sur le nôtre. Comment avait- elle pu oublier sa montre ? Elle ne l’avait jamais fait jusqu’ici. Miri et moi avions discuté pour savoir s’il fallait la laisser au même endroit (cela paraissait de meilleur augure), puis Miri l’avait confisquée pour la mettre en lieu sûr, de peur qu’un hôte ne la vole ou ne la casse, etc.
Miri me dit d’une voix endormie :
– La bonne dame prendra soin de Lily. Elle l’a promis.
– La bonne dame ? – Elle nous aime bien. Je laissai passer un ange, puis dis : – Reste éveillée, juste encore un peu. Raconte-moi une histoire d’Hérodote, quelque chose. Elle marmonna :
– Fatiguée. Une petite chose raide courut dans l’ombre et enfouit des serres froides dans ma tête. Je rallumai la lampe de Miri. Elle marmonna encore mais la forme sous le couvre-lit ne bougea pas. J’eus l’étrange im- pression que sa voix provenait d’ailleurs.
– Miri, dis-je, Lily est en train de s’évanouir. Il faut se souvenir d’elle ou elle disparaîtra.
Elle ouvrit les yeux. – Que veux-tu dire ?
– Vite, nous devons nous souvenir d’elle. De quoi te
souviens-tu ?
Les yeux de Miri se rétrécirent – elle mit longtemps
à répondre.
– Ses cheveux, dit-elle enfin. Leur quasi-noirceur, et
leur ondulation, près de la base, où la brosse n’arrête pas de s’empêtrer.
– Il nous faut plus que ça. Que savons-nous d’autre ? Quoi d’autre est réel à son sujet ?
– Eliot, s’il te plaît.
– Miri, tu ferais vraiment mieux de rester éveillée. Je t’assure ! Reste éveillée ou Lily mourra.
Chanson suraiguë qui me vrille les tempes.
– Pourquoi dis-tu ça ? Ce n’est pas vrai, répliqua Miri. La bonne dame…
– Mais non, Miri, il n’y a rien de tel. Comporte-toi en adulte.
Elle sortit des couvertures, haletante, le visage pommelé de rose et de blanc comme si elle était sortie d’un brasier. Elle appuya la tête contre le dossier du lit.
– Ne dis pas ça. Elle existe bien.
Elle allait se mettre à pleurer. Je perçus un changement dans les ombres et je me tortillai sur moi-même, pour regarder dans les coins où se brisait la lueur de la lampe. Miri est la première d’entre nous, faux jumeaux, à être née. Elle a peut-être vu des choses qui tendaient le cou pour la regarder et qui se retirèrent avant ma naissance, parce qu’elles avaient jugé qu’examiner l’un de nous c’était nous examiner tous les deux.
– Allons, ne fais pas l’enfant. Rappelle-toi seulement quelque chose.
– Lily sent les fantômes de roses, murmura Miri. Lily est si petite qu’elle n’arrive pas à la hauteur du menton de Papa. Lily…
– Reste éveillée !
Et, après l’avoir avertie, je m’étendis avec de la glace dans la poitrine. Je m’endormis en l’entendant énumérer.
– Lily aime la forme des larmes dans les bandes dessinées. Lily n’a jamais connu sa mère et s’en moque. Les films préférés de Lily sont riches en claquettes et légers sur l’intrigue. Lily est attirée par le rouge comme par un aimant…
Au matin, Miri était toujours assise sur son lit, ses bras raides sur le couvre-lit devant elle, si profondément endormie qu’elle semblait avalée par le mur derrière, une texture en forme de fille émergeant du plâtre comme un motif unique. Sa natte se défaisait. Elle pinçait les lèvres, son front était ridé par l’effort. Je pense qu’elle énumérait des choses dans ses rêves. Elle s’écroula dans le réveil et proféra :
– Lily ne supporte pas le Canon de Pachelbel !
J’aurais ri si elle n’avait parlé avec une telle terreur. Plus tard – quand Papa nous a dit ce que la voix au téléphone lui avait dit – la mince et impeccable Miri croisa les mains sur son ventre. Elle baissa les yeux et parut sourire durant un instant. Elle ne souriait pas. Elle ne contrôlait pas son visage.
29 BARTON ROAD :
Les jumeaux avaient seize ans et demi à la mort de leur mère. Elle fut abattue à Port-au-Prince ; des rafales de mitraillette arrosèrent la file d’attente au bureau de vote. Son appareil photo resta intact tout au long. Et la lentille ne fut pas maculée. Pour la protéger de la poussière et des mouches, Lily l’avait recouverte d’un carré de tissu vichy avec un élastique, comme un pot de confiture rustique.
Ce jour-là, deux balles lui étaient destinées ; elles la trouvèrent et bondirent dans son poumon. Elle tomba parmi des pieds moulinant. Quelqu’un s’appuya contre elle et la poussa de côté, dehors, à l’extérieur de la vie. Elle poussa en retour, la sueur perlant sur sa peau en gouttelettes comme s’il avait plu sur elle. Mais son adversaire avait de grandes ailes, doublées de nuées de plumes qui la brossaient, la refroidissaient, l’aiguillonnaient. Leur ombre obscurcissait sa vue. Elle essaya de lever la tête et de voir à travers la foule. Les deux autres qui lui tenaient compagnie, ces journalistes, son œil ne pouvait les localiser. Ils étaient partis depuis longtemps. Elle bavait du sang, ne pouvait le laisser partir, fermait les yeux pour le temps qu’il lui fallait pour le ravaler. La cassure, dans sa poitrine, n’était pas nette. Ce n’était pas une ligne droite ni une seule pulsation. Elle ne pouvait la voir, mais elle la dévorait.
Idiote, idiote ; on avait prévenu Lily de ne pas se rendre en Haïti. Je l’avais prévenue.
Pourquoi les gens vont-ils dans ces endroits, ces endroits qui ne leur sont pas destinés ?
Sans doute croient-ils en leur vision nocturne. Ils se croient capables de tirer des images de l’obscurité.
Mais les puits noirs ne donnent que de l’eau noire.

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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