Retiré à Concarneau le temps d’un automne, entouré de quelques-uns de ses amis, Gustave Flaubert, en panne d’inspiration, respire les toniques et réparateurs vents océaniques qui vont lui redonner la force, espère-t-il, de venir à bout d’un fichu Bouvard et Pécuchet calé au milieu du gué. De ce séjour saisonnier du vieil écrivain normand en Bretagne, un jeune romancier, Alexandre Postel, nourri lui-même des mots du grand homme, va nous offrir un court et magnifique récit.

Gustave Flaubert
Anonyme. Portrait de Gustave Flaubert, vers 1846 (Daguerréotype). Collection privée. Il s’agit du plus ancien portrait connu de Flaubert et du seul fixé par le daguerréotype.

En 1875, Flaubert a 54 ans. Il est à six ans du terme de sa vie. Et ce bourreau de travail en cette année-là est fatigué. Sa mère est morte trois ans auparavant, conscient, mais un peu tard qu’elle était « l’être qu’il a le plus aimé ». « Et autour de lui, tout meurt » : son ami Bouilhet, à qui il lisait régulièrement les pages fraîchement écrites de sa Bovary, Jules de Goncourt, Théophile Gautier, Ernest Duplan, son notaire « qui comprenait si bien Sade » – eh oui ! -, un autre Ernest, Feydeau, archéologue, écrivain, directeur de presse, pas moins. Pour ne rien arranger, son Bouvard et Pécuchet est en panne – « ce chien de livre, peut-être au fond, n’est-il pas faisable ? » -. Les affaires désastreuses du mari de sa nièce Caroline menacent ruine, déshonneur social aussi bien que familial ! Enfin comble du malheur, pour survivre il devra sans doute mettre en vente son seul bien, une ferme à Deauville.

Chez ses rares amis survivants, il reste bien Tourgueniev, mais il est toujours parti à droite et à gauche et « ne se livre à l’amitié que par saccades : c’est agaçant. » Son amie George Sand n’est pas loin, elle. « Cette femme est la bonté même ; sa tendresse sa générosité n’ont pas de bornes ». Mais la bonne dame de Nohant, aux sages conseils – bien dormir, bien manger, faire de l’exercice -, se désespère de pouvoir un jour redonner courage et énergie à son ami « qui broie du noir et voudrait être mort ». Va donc voir le père Hugo, lui dit-elle, à la fin. Gustave, ravi de l’idée, rencontre le grand homme, un amoureux du monde latin comme lui, capable de lui réciter des pages entières de Tacite. Tous les deux se rejoignent dans la détestation d’un monde dominé par la Prusse dont les seules valeurs pourraient bien n’être que l’utilité et l’efficacité, tout ce qu’ils exècrent tous les deux. C’est en lisant Hugo que « Flaubert a appris à respirer le monde […]. Et puis Hugo connaît la souffrance et la tentation du néant ». Comme lui en ces moments de désespoir d’écrivain, et d’homme tout simplement.

FERME DU COTEAU FLAUBERT
la « Ferme du Coteau », acquise par le père de Flaubert en 1837, elle était située à l’emplacement actuel de la Villa Strassburger. Il fut contraint de la vendre en 1874 pour régler les dettes de sa nièce. (In Deauville)

Que faire pour échapper à cet abîme qui le guette ? Aller voir, entendre et humer la mer ? Pourquoi pas ? « Elle accueille toutes les douleurs et n’offense pas les âmes fatiguées. » À Arcachon où vit son frère ? À Dieppe où l’attend sa nièce ? « C’est à Concarneau qu’il ira ; Concarneau sera le théâtre de sa résurrection ou de son anéantissement ». Il y reverra avec joie son ami Pouchet, à l’œuvre dans son aquarium et laboratoire marin où il dissèque et découpe crustacés, mollusques et poissons, un savant homme à la raideur sèche et élégante d’un « explorateur britannique », tout le contraire de l’allure rustaude et la physionomie rubescente du corpulent Gustave. Pouchet, ichtyologue, spécialiste des tissus nerveux des poissons et fait docteur en zoologie sur l’encéphale des édentés, rien de moins. Voilà bien qui fascinerait les deux inépuisables Bouvard et Pécuchet !

À Concarneau, Flaubert retrouve la gaieté et les rires de ses amis, pas seulement Pouchet mais aussi Pennetier qui rapporte que « Flaubert ne parlait pas de ses œuvres pendant cette courte vacance. Il parlait de tout en général et prenait des bains. » Le séjour prend l’allure d’une cure, d’oubli et de jouvence. Le bonhomme observe le va-et-vient des pêcheurs sur le quai, visite les sardineries et, attifé d’un costume de bain « conforme aux bonnes mœurs », plonge avec ravissement dans l’océan : « Le bleu de la mer qui le baigne, pareil au liquide dont se nourrissent les fœtus dans les grottes utérines, pénètre son âme, sa chair et son sang ». Et les quinze ou vingt ans qui le séparent de ses deux cadets et compères n’existent plus, pas plus que la déférence ou l’admiration qu’ils pourraient témoigner à un maître. Flaubert s’en réjouit et ne leur parlera même, à aucun moment du séjour, d’une de ses œuvres, écrites ou en cours. Au grand dam, il est vrai, de ses deux admirateurs lettrés. Flaubert n’est là que pour s’enivrer d’air du large, de bains de mer, et s’adonner à de vastes et lourdes agapes de tourteaux et de homards, « pour l’expérience simple du plaisir d’exister. » Un plaisir de vivre qui lui fera retrouver la plume, timidement, dans ces longues pauses « postprandiales » passées dans la chambre de la pension Sergent sise au centre du bourg, servi par la jeune et timide Charlotte, une chambrière qu’on croirait surgie d’un « Cœur simple ». La fièvre de l’écriture progressivement le reprend et il veut voir s’il est « encore capable de faire une phrase. ». Lui que le Moyen-Âge a toujours fasciné et fait rêver veut ressusciter la figure de Julien, se remémorant alors ce vitrail de la légende de Saint-Julien l’Hospitalier illuminant dans le soir la nef de la cathédrale de Rouen. « L’imagination en ses volutes » fait son œuvre, les mots reviennent, les images prennent corps, le plan du récit se dessine et s’articule. Sont-ce les manipulations du vivant et les secrets organiques du monde marin percés par le savant Pouchet qui lui remettraient la main à la plume ? C’est à croire ! « Apprends la vie, du mollusque ! Ce sont des êtres mieux doués qu’on ne pense… » lui écrit George Sand.

Flaubert avance dans l’écriture, trouve le mot précis, le bon rythme, supprime, remet en ordre, « c’est cela qu’il aime, raturer, condenser, serrer la phrase jusqu’à ce qu’elle devienne dure et polie comme le marbre » et peu à peu « tout est à sa place, chacun des éléments reflète la lumière dont brillera l’ensemble de la légende. » Gustave est travailleur acharné, à mille lieues de Stendhal, l’improvisateur.

vitrail rouen

Quand il a fini d’écrire en 1876 La légende de Saint-Julien l’Hospitalier, un jour qu’il se rendait à la bibliothèque de la ville de Rouen, il entra dans la cathédrale, jusqu’au pied de la grande verrière du treizième siècle de Saint-Julien. Les donateurs du vitrail, découvre-t-il alors, étaient la corporation des poissonniers : « On y voit des hommes présenter, préparer, disposer des poissons d’azur, d’or et de pourpre.[…] Sur le moment, il n’avait vu là qu’une coïncidence amusante. Mais à présent méditant dans le calme de Croisset, il lui semble entrevoir un lien entre les travaux de Pouchet et le désir qui le prit d’écrire La Légende. Pouchet fut son donateur et les poissons son offrande. »

Cet épisode particulier de Concarneau dans la vie de Flaubert, bien connu des historiens de la littérature, est admirablement décrit par Alexandre Postel, d’une plume superbement « flaubertienne », alliant minutie, profondeur, élan et poésie. « À partir d’éléments avérés, écrit-il pour présenter son livre, j’ai imaginé le roman de son oisiveté, le rêve de sa rêverie, la légende de sa guérison. Cela aurait pu s’appeler : Gustave terrassant le dragon de la mélancolie. »

Peu après La Légende, Flaubert achèvera Un cœur simple – réminiscence de Charlotte, la servante concarnoise ? – puis commencera à rêver d’Hérodias – l’Antiquité, son autre fascination – qu’il publiera en 1877. Ces récits successifs formeront les Trois Contes, trois pépites, et dernier jalon d’une vie d’homme de plume.

Un an après sa mort, en 1881, paraîtra en librairie Bouvard et Pécuchet, définitivement inachevé si l’on ose dire, malgré le sursaut et la volonté de l’écrivain sous le ciel de Bretagne.

Un automne de Flaubert, d’Alexandre Postel, Gallimard, collection Blanche, 133 p., 2020, ISBN 978- 2-07-285020-2, prix : 15 euros.

Feuilletez le livre ici.

Alexandre Postel, né en 1982, est l’auteur de trois romans parus aux Éditions Gallimard : Un homme effacé (Goncourt du Premier Roman 2013, prix Landerneau-Découvertes), L’ascendant (prix du Deuxième Roman 2016) et Les deux pigeons (2016).

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