Né en 1954, Lázló Krasznahorkai est l’un des écrivains hongrois contemporains les plus importants, auteur d’une dizaine de livres, romans, nouvelles et essais. Il poursuit un projet littéraire ambitieux, totalisant, reflet de la complexité de la condition humaine. Les éditions Cambourakis ont offert à leurs lecteurs, en octobre 2013, un livre dont la forme se prête parfaitement à l’œuvre de l’écrivain et scénariste. La troisième de couverture invite le lecteur à déposer à  la poste La Venue d’Isaïe, sorte de prologue de Guerre et Guerre paru quelques mois plus tôt sous la forme d’une lettre…

 

Une odyssée, entre fiction et réalité

Le roman du « maître hongrois de l’apocalypse », selon Susan Sontag, procède d’un long cheminement : paru en Hongrie en 1999, il lui faudra donc 15 ans pour parvenir jusqu’à nous. L’importance de ses romans, guerre guerre, Lázló Krasznahorkaiattestée par des intellectuels tels que Sebald ou encore Imre Kertész, est encore très mal évaluée en France – quoique l’entretien du magazine Transfuge avec l’auteur lui accorde une place conséquente. Le roman, non seulement prend racine dans un texte ultérieur, La Venue d’Isaïe, mais prend fin au-delà du livre. En 1999, une plaque commérant Gyorgi Korim, personnage principal du roman, fut posée à Schaffhausen, où, comme il est écrit dans le roman, « la fin se trouve réellement » : « J’ai choisi, écrit l’auteur sur le site des éditions Cambourakis, d’en situer le dénouement dans la réalité ». Le roman, toutefois, est à l’image de son parcours : époustouflant et mystérieux. Huit chapitres retracent le chemin de Korim, archiviste : le personnage kafkaïen, qui a peur, littéralement, de perdre la tête, trouve un manuscrit apocryphe qu’il décide d’emmener avec lui à New York, au « centre du monde ».

L’art de la syntaxe

guerre guerre, Lázló KrasznahorkaiLe roman de Krasznahorkai se situe surtout, en vérité, dans la construction de la phrase. Chaque chapitre, à vrai dire, est composé de sections : chaque section est une phrase dont le souffle porte, tout à la fois, la voix du narrateur, celle de Korim et puis, dans un dernier souffle, celles des personnages du manuscrit mystérieux. Celui-ci relate le parcours de quatre hommes, à des époques différentes : on les retrouve en Crète, puis à Cologne, à Venise, le long du mur d’Hadrien, etc. Si leur histoire est épique, celle de Korim est pathétique : exploité par un homme violent qui le loge, violenté par des enfants, Korim se rédime toujours plus au fil du roman. Pour autant, son histoire et celle du manuscrit sont les mêmes : celle d’une Guerre qui succède à une autre, et non, comme chez Tolstoï, à la Paix. L’apocalypse ne viendra pas, pas plus que ne s’arrêtera la marche du monde, définitivement loin du progrès, mais toujours alimenté par la destruction. Ce qu’il reste dans le monde que dessine Krasznahorkai ? Une phrase, comme celle que Korim écrit sur un morceau de papier, pour sa plaque à Schaffhausen, « une seule phrase, une phrase expliquant ce qui lui était arrivé ». Et celles que le roman nous offre :

Une odeur de goudron flottait dans l’air, une odeur écœurante, pénétrante, qui s’infiltrait partout, et le vent, bien que soufflant violemment, n’y pouvait rien, car si celui-ci les pénétrait jusqu’à l’os, il ne faisait que propulser et faire tournoyer cette odeur sans pouvoir l’échanger contre une autre, et tout alentour, sur des kilomètres à la ronde, et surtout ici, entre le point d’intersection des voies venant de l’est qui se déployaient en éventail et la gare de marchandises de Rendez-vous qui apparaissait derrière eux, l’air en était imprégné, était saturé de cette odeur de goudron, dont il était assez difficile de définir ce qui la composait en dehors de l’odeur des résidus de suie et de fumée, déposés par les centaines de milliers de trains qui étaient passés en grondant, celles des traverses crasseuses, du ballast et de l’acier des rails, car il n’y avait pas que cela mais d’autres éléments, des éléments mystérieux, indéfinissables ou tout simplement impossibles à identifier, parmi lesquels probablement l’odeur du poids démesuré de la vacuité humaine, transportée jusqu’ici dans des centaines de milliers de trains, l’odeur écœurante de millions de volontés stériles, vides de sens, qui, depuis le haut de la passerelle, semblait plus épouvantable encore, une odeur certainement nourrie par l’esprit ambiant de désolation spectrale, de marasme industriel glacial qui s’était lentement, au fil des décennies, abattue sur cet endroit où Korim cherchait maintenant à s’établir, lui qui, dans sa fuite, voulait – imperceptiblement, vite, silencieux – simplement passer de l’autre côté, et poursuivre sa route vers ce qu’il pensait être le centre-ville, avant d’être contraint de se poser sur ce point froid et venté, et de s’accrocher à des détails – rambarde, bord de trottoir, asphalte, métal -, certes fortuits mais qui dans son champ visuel semblaient importants, pour qu’ainsi une passerelle de chemin de fer, à cent mètres devant une gare de marchandises, une tranche non-existante du monde devienne existante, marque l’une des premières grandes étapes de sa nouvelle vie, de la « course folle » comme il l’appellerait plus tard, une passerelle qu’il aurait, si on ne l’avait pas retenu, traversée à toute vitesse, aveuglément.

La phrase se poursuit, tantôt en s’emportant, tantôt en se brisant. La ponctuation est musicale, certes, mais traduit aussi parfaitement la situation : les virgules, au début de la phrase, syncopent le texte au point de faire ressentir au lecteur, comme s’il se trouvait lui aussi sur cette passerelle, la « vacuité » du paysage. La phrase, en continuant inlassablement, dissèque le moment présent, en montre, en fait, toutes ces facettes : la description du lieu, par exemple, s’excède, renchérit d’elle-même sur sa nature proprement mystérieuse. De même, le non-lieu fantomatique que représentent la gare de marchandises et la passerelle se dédouble : d’abord « tranche non-existante du monde » elle devient « l’une des grandes étapes » de la nouvelle vie de Korim.

L’écriture de l’histoire

Guerre et Guerre procède d’un triple emboîtement : le manuscrit apocryphe, que Korim trouve magnifique, est sauvé par lui, lequel est sauvé, ensuite, par le roman lui-même. De quoi ? De l’oubli, peut-on supposer. Que le manuscrit et Korim soient fictionnels importe peu : la sauvegarde, par Internet pour le personnage, par le roman pour Krasznahorkai, entend préserver ce qui doit l’être : le témoignage ainsi que l’écriture, même désespérée, de l’histoire du monde.

guerre guerre, Lázló Krasznahorkai
Lázló Krasznahorkai

Le roman choisit, pour ce faire, deux manières : soit suivre le parcours individuel de Korim, soit celui des quatre personnages du manuscrit. Contrairement à Korim, inscrit dans une période précise – la nôtre, de fait – les quatre personnages traversent l’histoire du monde, sans limites de temps ou d’espace. On les rencontre en Crète, probablement pendant la civilisation minoenne ; on les reprend, au 19e siècle, pendant la reprise de la construction de la cathédrale de Cologne ; puis ils reviennent en arrière, dans la Venise de Foscari, au 15e siècle ; enfin, dans des chapitres du manuscrit où, définitivement, l’histoire n’a plus aucun ancrage logique, les personnages vont et viennent entre le mur d’Hadrien et le Portugal de Jean II, entre les siècles. L’écriture de l’histoire n’est plus ni linéaire ni téléologique. Même les barrières qui tombent, avec Colomb et la découverte de l’Amérique, comme avec le mur d’Hadrien, ne s’ouvrent sur rien. Le progrès, s’il est possible, est toujours contrarié par le pouvoir de la guerre. Les personnages du manuscrit, qui ont toujours confiance en l’humanité, rencontrent toujours sur leur chemin le même personnage, sorte de double maléfique : Mastemann. Seul, en vérité, le parcours de Korim se traduit par une sorte de victoire, même malheureuse. Son manuscrit est sauvegardé sur internet, son histoire à lui sur une plaque à Schaffhausen. L’Histoire, elle, échoue sans cesse. Les histoires, pas toujours.

 

Six des romans de László Krasznahorka ont été traduits en français par Joëlle Dufeuilly :

Tango de Satan (Sátántangó), roman, Gallimard, 2000 (ISBN 2-07-075255-0)
La mélancolie de la résistance (Az ellenállás melankóliája), roman, Gallimard, 2006 (ISBN 2-07-076757-4)
Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par les chemins, à l’est par un cours d’eau (Északról hegy, Délről tó, Nyugatról utak, Keletről folyó), roman, Cambourakis, 2010 (ISBN 978-2-916589-54-1)
Thésée universel (A Théseus-általános), fiction, Vagabonde, 2011 (ISBN 978-2-919067-04-6)
La Venue d’Isaïe (Megjött Ézsaiás), récit, Cambourakis, 2013 (ISBN 978-2366240023)
Guerre & Guerre (Háború és háború), roman, Cambourakis, 2013 (ISBN 978-2366240610)
Un autre de ses ouvrages, traduit en anglais, est encore inédit en France :
Animalinside (Állatvanbent), nouvelles, New Directions, New York, 2010. (ISBN 0956509215)

Adaptations :

1988 : Damnation (Kárhozat), réalisé par Béla Tarr
1994 : Le Tango de Satan, réalisé par Béla Tarr
2000 : Les Harmonies Werckmeister (Werckmeister harmóniák), réalisé par Béla Tarr, adaptation de La mélancolie de la résistance
2011 : Le Cheval de Turin, réalisé par Béla Tarr

 

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Guerre et guerre : l’Apocalypse selon Lázló Krasznahorkai

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