Pourquoi une théologie de la provocation ? Selon Gérard Conio (slaviste et éminent spécialiste des avant-gardes russes et polonaises), le principe totalitaire dérive (en les inversant) de conceptions théologiques. La figure littéraire du double et les méthodes policières de l’agent double ou provocateur se trouveraient également engagées dans la trouble généalogie de notre modernité. Plus que provocant : un essai déroutant et vivifiant !

gérard conioSelon Gérard Conio le principe religieux dont useraient avant toute autre chose les régimes, ou pour mieux dire, les pensées totalitaires serait celui de l’adhésion volontaire, une forme de foi individuelle et collective. Pour ce faire, le processus ingénieux entre tous (car il fait en outre appel à un sentiment religieux archaïque) est de faire de chacun son propre procureur et juge. Procédé du tiers inclus qui s’éclaire à la lumière d’un passage du Nouveau Testament où le Christ annonce que là ou deux ou trois seront réunis en Son nom, Il sera pour toujours avec eux…

Les utopies modernes ont travesti et récupéré à leur profit l’attente de la rédemption qui a nourri la civilisation judéo-chrétienne. La théologie de la provocation qui règne aujourd’hui sur le monde ne fait qu’appliquer dans ses plus extrêmes conséquences la transmutation des valeurs proclamées par les prophètes de la modernité , fossoyeurs de la tradition et annonciateurs d’une liberté illimitée qui n’est que le masque de l’esclavage absolu. Cette ambivalence a engendré de nouveaux dogmes, beaucoup plus simplistes, plus triviaux, plus avilissants que les anciens. En assimilant la triade platonicienne de vrai du beau et du bien au culte de la rupture et de la nouveauté, on a dissimulé la véritable signification de la révolution moderniste. p. 23

gérard conioLoin d’être l’apanage de certains régimes du passé ouvertement totalitaires, ces techniques de manipulation se débusquent ici et aujourd’hui, de manière plus subtile et insidieuse peut-être. Et surtout à une échelle qui fut jusqu’alors assez peu envisagée. Si les termes globalisation ou mondialisation sont devenus usuels, celui de Nouvel Ordre mondial (bien qu’attesté dans certains cas) dénote d’une coloration complotiste assez évidente. Gérard Conio l’évite le plus souvent et emploie plutôt celui de Nouvel Ordre moral, signifiant bien ainsi que la marche du monde doit plus à l’intégration personnelle de formes de pensées et d’injonctions extérieures qu’à un groupe humain pratiquant une influence secrète. Suggestions puissantes, hypnoses conceptuelles, certaines idées agissant comme des virus. Bien qu’il n’en fasse pas mention dans son ouvrage, l’idée serait alors plutôt, mais prise de façon négative, celle de la noosphère selon Theilhard de Chardin, le monde serait aussi pris dans une sorte d’atmosphère de pensées. Les idées dominantes influeraient sur les êtres comme l’air qu’on respire…

C’est ce que semblaient avoir compris les conspirateurs et les provocateurs de tous poils bien avant les autres. C’est aussi ce qu’avaient saisi certains de ceux, penseurs et littérateurs, qui avaient maille à partir avec le langage qui, en définitive, se trouve être le vecteur principal de cette Histoire qui finie toujours mal (les figures centrales de cette étude sont le révolutionnaire et agent double Azev, proche des milieux prérévolutionnaires de l’intelligentsia russe, et l’écrivain polémiste Vasilli Rozanov).

Les leçons du passé nous apprennent que les tentatives de rébellion sont des remèdes pires que le mal. Toutes les révolutions ont été des provocations qui ont accéléré la marche de l’histoire vers la catastrophe. p. 225

gérard conioNéanmoins, ces implémentations idéologiques auraient besoin de bases solides et c’est par une rigoureuse étude des conditions paradoxales de la naissance des pensées complotistes que Gérard Conio nous entraîne dans une réflexion passionnante et passionnée sur la nature elle-même profondément paradoxale des révolutions révélatrices et libératrices et sur l’usage d’une terminologie qui nous est imposé sous couvert d’humanisme. Par l’étude efficace et efficiente de  différentes figures historiques ambiguës ou paradoxales, Gérard Conio détaille et désarme la fausse complexité d’un asservissement inconsciemment volontaire à des vérités toujours troubles.

Que dire de mieux que Michel Onfray dans sa préface Être à l’est :

La façon dialectique qu’à Gérard Conio de penser et de procéder, d’analyser et de démontrer, est une bénédiction pour ceux qui veulent en finir avec une avant-garde tellement statique qu’elle est devenue l’arrière-garde et de ceux qui se gobergent tellement de modernité qu’ils ne s’aperçoivent même plus qu’ils vivent dans un costume qui a un siècle et passent à côté du modernisme — quand ils n’empêchent pas qu’il advienne. Duchamp avait mis en garde contre les duchampiens. Il voulait qu’on soit à l’endroit de ce qu’il fit comme il fut avec ce que firent les autres avant lui. Gérard Conio est le penseur de cette révolution qu’on peut désormais envisager non pas au nom d’une réaction, d’une restauration, mais d’un soulèvement. p.9

Livre Théologie de la provocation, Gérard Conio, préface Michel Onfray, éditions des Syrtes, 2015, 225 p., 19 €

Article précédent21e Salon de l’Aquarelle de Montgermont avec Marc Folly
Article suivantThe Next Rembrandt, un nouveau Rembrandt créé par un ordinateur
Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici