Patrick Jéhannin, retraité, ex-directeur au CHU de Rennes, est un citoyen attentif à la culture locale et régionale. À tel point qu’il n’a pas supporté que le président du Conseil général d’Ille-et-Vilaine, Jean-Louis Tourenne, ne tienne pas sa promesse, donnée le 15 janvier 2013 lors de ses vœux à la presse : consulter la population pour désigner le gentilé manquant aux habitants du département d’Ille-et-Vilaine. Patrick Jéhannin fut plus qu’irrité par cette défaillance du responsable politique, par la négation de la volonté générale démocratiquement constatée et par le choix déroutant de « bretillien » – sorti de la boîte magique d’un comité Théodule composés de prétendus experts. Comment suppléer à la défaillance de la démocratie locale dans laquelle la métropole de Rennes et le Conseil général 35 semblent se complaire ?  Il a simplement créé un sondage sur Internet consacré à ce cuisant sujet : Être ou ne pas être Bretillien. Objectif : donner le parole aux personnes attachées à l’Ille-et-Vilaine afin qu’ils se prononcent. Patrick Jéhannin a accepté de détailler sa démarche, ce sondage et les enseignements à en tirer. Mais il peut être utile de commencer par rappeler l’histoire de ce fiasco démocratique locale.

Genèse du gentilé « bretillien »

Comme de nombreux autres départements, le département d’Ille-et-Vilaine a été créé le 4 mars 1790. Issu de la division de l’ancienne province de Bretagne, le découpage n’était ni culturel, ni historique, ni géographique, mais administratif. Le but de l’État était de contrôler le territoire. L’usage consistait à placer un Préfet au centre de la zone prédéfinie pour qu’il puisse rejoindre à cheval en une journée les limites extrêmes ainsi dessinées. Le nom choisi ne symbolisait aucune identité, il obéissait à un choix rationnel de neutralité. Les deux cours d’eau qui irriguaient tout le département et se rejoignaient à une confluence (Condate) ont constitué par conséquent, comme dans de nombreux autres départements, le nom naturel de cette nouvelle entité.

L’Ille-et-Vilaine vécut ainsi paisiblement durant deux siècles sans que personne ne se posât de questions sur la nomination du département et le patronyme dont ses habitants auraient pu être dotés pour mieux les réunir et les promouvoir.

C’est seulement il y a une vingtaine d’années, en 1989, que Pierre Méhaignerie, alors président du Conseil Général, trouve un intérêt soudain pour un nouveau nom. « Un problème identitaire ayant agité les esprits du Conseil général cette année-là, il souhaitait rebaptiser le département en ˮMarche-de-Bretagneˮ ». Mais l’appellation ne fait pas l’unanimité des habitants et d’autre part la DDE s’y oppose. Elle était beaucoup trop connotée à la contrée de Vitré… Et puis changer d’appellation en France est très difficile. Il faut non seulement l’approbation de la population locale, des autres départements, des historiens et des politiques, mais aussi légaliser le changement par un décret en Conseil d’État…

En 2000, un micro-trottoir réalisé à la sortie des bouches de métro révèle que peu de Parisiens situent l’Ille-et-Vilaine en Bretagne.

En 2001, le Comité départemental du Tourisme (CDT) considère que le tourisme dans le département souffre de surcroît de la particule péjorative « Vilaine ». Il adopte alors le patronyme de “Haute-Bretagne” sous une levée de boucliers. Pour calmer la contestation, le CDT rajoute : une virgule et Ille-et-Vilaine. « Tourisme Haute-Bretagne, Ille-et-Vilaine », cela sonne mieux pour tous les sujets sensibles à l’identité…

Le 18 février 2005, à l’arrivée de la gauche au pouvoir, et dans le prolongement de l’action du Comité départemental du tourisme, un vœu est immédiatement adopté par la nouvelle assemblée à la quasi-unanimité : changer le nom du département d’Ille-et-Vilaine pour celui de Haute-Bretagne. Mais, de nouveau, la population n’accepte pas ce changement. Ouest-France réalise un sondage (IFOP) où il apparaît que le nom Ille-et-Vilaine plaît à 88 % des habitants et que les habitants ne sont nullement dérangés par le fait de ne pas avoir de gentilé propre.

Le président du Conseil général, Jean-Louis Tourenne, comprend alors très vite qu’il s’est fourvoyé. Pour y voir plus clair dans ce tonneau des Danaïdes identitaire, il commande une étude à « TMO Régions » dont les résultats sont publiés en septembre 2005. Les conclusions sont une nouvelle fois radicales : 84 % rejettent l’idée que le nom d’Ille-et-Vilaine puisse être dévalorisant et jugent que le nom n’a pas d’impact négatif sur l’attractivité touristique et économique du département ; la question du changement de nom est qualifiée de « secondaire » par 44 % et « d’inutile à poser » par 39 % ; 74 % sont opposés à l’idée de changer de nom et pour 75 %, adopter le nom « Haute-Bretagne » pour l’Ille-et-Vilaine est une mauvaise proposition.

Honorant « les vertus de la démocratie directe », Jean-Louis Tourenne convient cette année-là que les gens d’Ille-et-Vilaine « aiment leur département, comme la jeune fille prenant le nom de l’aimé finissait par aimer le nom lui-même, fût-il lourd à porter ».

Des années passent, mais, secrètement, ce Don Quichotte du gentilé, comme empreint d’une quête intérieure, est de plus en plus persuadé que ses concitoyens doivent avoir un nom pour renforcer leur solidarité et promouvoir ensemble le département à l’extérieur de son périmètre.

En 2009, conjointement avec le CDT et l’association IDEA, il commande un portrait identitaire du département, à l’instar de la Région qui a réalisé le sien trois mois auparavant. Le portrait débouche sur une marque collective dite de territoire, déposée à l’INPI : « Haute-Bretagne ». Marque qui a coûté au final très cher au contribuable, car il ne faut pas oublier les frais d’élaboration du code marque, de construction du site,  etc.

La saga du nom du département et de ses habitants continue avec, en janvier 2012, Ouest-France qui réalise une enquête d’opinion sur 10 noms choisis par un jury constitué de 8 personnes. Le résultat est sans appel : dans l’hypothèse de l’adoption d’un gentilé, près de 9000 votants ont opté pour Breizh-Illien à 38.5 %, Ille-et-Vilainois à 15.5 % et Breizh-Illois à 15 %. Le Conseil Général est complètement désorienté par le choix du peuple ! Jean-Louis Tourenne n’est pas d’accord, car il ne veut pas d’un gentilé qu’il juge comique, qui ferait rire à l’extérieur sur les habitants du département. Il décide donc d’adopter un autre nom dans l’année, mais en raison d’autres priorités il n’y parvient pas…

Lors de la cérémonie de vœux à la presse en janvier 2013, obsédé par ce patronyme, il présente la démarche qu’il a décidée pour dégager un nom rapidement, car la population vient d’atteindre le million d’habitants.

Il annonce que « dans un premier temps,  un groupe d’experts en culture, en histoire et en politique va être nommé ». « Ce comité d’experts sera présidé par une personnalité extérieure reconnue. Les membres de ce groupe auront pour mission de faire des propositions fédératrices, qui devront plaire au plus grand nombre. Une première liste de noms sera ainsi définie, puis présentée aux élus du Département. Ces derniers, réunis en commission, affineront la sélection pour ne garder que 2 ou 3 noms. Une fois validés par le Président, ces derniers noms seront proposés aux habitants d’Ille-et-Vilaine, via les supports de communication habituels : le magazine Nous Vous Ille, le site Internet… Les médias locaux souhaitant s’associer à cette consultation pourront également relayer l’information. L’objectif : soumettre au vote des habitants les 2 ou 3 noms restants. Le nom qui ressortira de ce vote sera soumis à l’Assemblée départementale en fin d’année, lors d’une session où le choix final sera fait. »

Par la suite, il ne filtre rien de l’existence du marché public de « création et de lancement d’un gentilé pour l’Ille-et-Vilaine », qui a été passé le 18 avril 2013 avec un publicitaire, Jacques Delanoë, sans publicité ni mise en concurrence. Il ne filtre rien non plus de la réunion du comité de prétendus experts qu’il a composé. On apprendra un mois plus tard qu’elle s’est tenue le 23 mai 2013 dans l’objectif de sélectionner une courte liste de prétendants au titre de gentilé.

La question réapparaît lorsqu’elle est inscrite à l’ordre du jour de la séance du Conseil général du 20 juin, sur la base d’un rapport qui laisse entendre – aux seuls conseillers généraux – que les habitants, qui devaient être consultés, ne seront en définitive qu’associés à la promotion du gentilé retenu.

À ce premier rapport déjà bien décevant, en sera substitué in extremis un second, qui révèle aux conseillers généraux – à qui le Président tenait à réserver la primeur des informations – qu’à la suite de la réunion du comité dit d’experts et de la réunion de la 5e commission des élus, le choix doit être effectué (exclusivement) entre « Bretillien » ou « Haut-Breton », et que cela doit mettre fin à la procédure engagéeUne demande de scrutin secret est refusée et le vote à main levée retient l’appellation « Bretillien » en même temps qu’il est décidé de renoncer à associer les habitants… Opportunément, la page du site Internet du Conseil général, qui contient les propos du Président exprimés au cours de ses vœux à la presse en janvier, est supprimée dans la soirée du 20 juin 2013 !

Les habitants d’Ille-et-Vilaine se voient donc subitement attitrés d’un gentilé que non seulement ils n’ont pas choisi, mais en outre qu’ils n’avaient même pas imaginé un seul instant. L’opposition au Conseil se gausse du choix « Bretillien », qui est ridicule selon eux, et reproche à la majorité d’avoir dépensé… 30 000 euros pour cette opération…

Entretien avec Patrick Jéhannin 

Unidivers – Comment l’idée de ce sondage vous est-elle venue ?

Patrick Jéhannin : Elle découle d’une énorme irritation. Ou plutôt à une cascade de déceptions. Déception sur le nom qui a été adopté, déception sur les promesses non tenues par le Président du Conseil général,  déception sur la nature de l’opération qui a été conduite : plus dans une démarche d’inspiration marketing que citoyenne, déception de ressentir des rapports de force inégaux et malsains entre les aficionados d’une Bretagne historique et les tenants de la culture gallèse, enfin déception de me sentir l’otage d’une cause qui n’est pas la mienne, lorsque je prends conscience que la question du gentilé a été manifestement instrumentalisée au profit d’une opération de valorisation d’une collectivité territoriale dont, comme partout ailleurs, le devenir reste incertain : le département. Il m’arrive même de me demander parfois si l’intérêt des dirigeants n’a pas fini par prévaloir sur l’intérêt des administrés.

U. D. – Quels sont les grands enseignements de ce sondage ?

P. J – en résumé, plus de 80 % des résidents comme des non-résidents ne sont pas satisfaits de l’appellation ; en particulier, pour plus de 80 % elle n’est pas de nature à relier entre eux les habitants du département ; et, pour près de 90 %, elle n’est pas de nature à renseigner de l’extérieur sur l’appartenance à ce territoire. Nul besoin de continuer. Les résultats sont nets. La population n’est pas satisfaite de cette appellation. Plus de 80 % des habitants sont également très mécontents du déroulement de la procédure et surtout de ne pas avoir été consultés. D’autant qu’ils considèrent majoritairement que le comité (dit d’experts !…), qui ne comporte aucun agriculteur, étudiant, employé, ouvrier, chômeur, commerçant, immigré ou aucune personne âgée par exemple… et où les femmes sont au nombre de 4 quand les hommes sont au nombre de 9, n’est nullement représentatif de la diversité et de la richesse des hommes et des femmes d’Ille-et-Vilaine. Et il est vrai qu’il est d’évidence beaucoup plus représentatif de personnalités qui fréquentent les salons ou/et la pelouse du stade rennais que des habitants du département.

Ce sondage m’a aussi appris que lorsqu’on demande aux uns et aux autres où se situe la Haute-Bretagne et de quoi exactement il retourne, il y a beaucoup d’hésitation. La Haute-Bretagne c’est le plus souvent ce qui est en haut, parfois au-dessus d’une ligne quasiment horizontale qui partirait de Brest ! Mais beaucoup trouvent que le nom fait bien, qu’il est joli… Et même s’ils ne savent pas définir les contours de ce que fut la Haute-Bretagne et encore moins parler de son histoire, ils sont quand même 33.50 % à voter pour ce gentilé dans le sondage que j’ai réalisé ! C’est quelque chose qui m’a beaucoup surpris.

Mais l’enseignement essentiel me paraît être que la minorité qui s’exprime sur la question du gentilé aborde cette question avec beaucoup de réserves sur l’opportunité d’une appellation, en disant que si – et seulement si – cela paraît vraiment nécessaire, alors – en première intention – il est préférable de rester étroitement calés sur le nom du département (Ille-et-Vilaine) puisque ça lui va bien, et sinon faisons nous plaisir, manifestons notre vitalité, donnons du souffle à notre territoire et faisons comme on le sent : en s’accrochant à la Bretagne autrefois bretonnante plutôt qu’à cette fausse Bretagne que le portrait identitaire du département qualifie de « vraie Bretagne », de Bretagne « autre », « moderne »… de Bretagne « plus », bref d’avatar de Haute-Bretagne qui n’en demande pas tant… parce que ce portrait rédigé par des communicants a été fortement influencé par ses commanditaires. Évitons les clivages inutiles : aujourd’hui, il n’est pas besoin de se référer, ne serait-ce que de manière effectivement « subliminale » comme vous dites, à la Haute ou la Basse-Bretagne pour se sentir Breton.

U. D. –  Avions-nous vraiment besoin d’un gentilé ?

P. J. – Certains de nos élus le croient, mais pas les habitants de notre département. Jean-Louis Tourenne le considère nécessaire d’une part pour mieux rassembler et mobiliser la population et d’autre part pour augmenter l’attractivité et la compétitivité du territoire par l’intermédiaire de ses habitants. Mais le département est déjà très attractif. La preuve : le Président du Conseil Général a déjà sérieusement envisagé de supprimer les primes d’installation aux entreprises. Et puis regardez nos universités, elles ne désemplissent pas. Sans compter que le solde migratoire est très positif. Concernant la compétitivité, je ne crois pas que l’on vendra mieux notre savoir-faire à l’extérieur au motif que nous serions Bretilliens ou quoi que ce soit d’ailleurs. Les marqueurs sont infradépartementaux. Prenez l’exemple de Rennes Atalante et de ce qui se passe autour. Et pour revenir sous un autre angle à la question de l’attractivité, nous ne sommes pas vraiment un département par nature touristique. Ni Saint-Malo, ni la côte d’Emeraude n’ont besoin d’une étiquette départementale pour valoriser la côte et ses richesses. Il serait de mon point de vue beaucoup plus judicieux de jouer plus franchement, et je dirais même plus loyalement, la carte de la Région Bretagne pour gagner des parts de marché. Quant à la question de la solidarité, je ne pense pas qu’elle puisse beaucoup bénéficier de l’apport de ceux – certainement les plus nombreux – qui vont passivement subir l’introduction du gentilé parce que c’est vraiment le dernier de leurs soucis. En ce qui me concerne, je ne crois pas à la nécessité d’un gentilé « identitaire » pour désigner les habitants d’un territoire que je considère plutôt comme un quadrillage administratif.

U. D. –  Bretillien n’a pas l’air d’avoir convaincu la population ?

P. J. – C’est le moins que l’on puisse dire, et je peux témoigner du fait que ceci vaut dans tous les milieux. Les seuls à s’en être emparés sont à mon avis quelques élus du fait de la conception qu’ils ont de la vocation des départements, et – par intérêt – en premier lieu des commentateurs sportifs singulièrement parce que sur le papier l’adjectif fait monter les équipes instantanément d’une ou deux divisions, mais aussi bien sûr en second lieu des journalistes ou des présentateurs : soit parce que ça leur évite des répétitions, soit parce qu’ils ont le sentiment que ça enrichit leur vocabulaire, soit encore parce que c’est nouveau donc potentiellement accrocheur. Mais, pour ces derniers on découvre très souvent que les individus ou les organisations dont ils relèvent ont une relation privilégiée et souvent une relation d’obligés avec le Conseil Général : que ce soit TV Rennes, Radio Alpha, des journalistes de Ouest-France…. Il y va des recettes publicitaires, des subventions parfois, de l’intérêt d’entretenir les meilleures relations pour obtenir facilement des interviews… Et puis, il y a « Nous Vous Ille », sans compter les régies, les pompiers, Illenoo, et divers partenaires qui sont des vecteurs consentants de propagation du gentilé. Mais il est clair que rien de tout cela n’émane du désir de la population.

 U. D. –  Qu’est-ce qu’a voulu dire en fait le Conseil Général : bre-tillien, bré-tillien, bre-tilien ou bré-tilien ?

P. J. – Il paraît que l’intention était de construire un gentilé à partir du « Bret » de Bretagne et du « Ille » de la rivière qui coule dans le département. Mais je constate que non seulement le Conseil général nous impose un nom que l’on pourrait qualifié à proprement parler de rhizomateux,  mais en plus il n’est pas capable de nous dire comment le prononcer. La plupart des locuteurs ont tendance à prononcer Brétillien, alors qu’à ma connaissance il n’existe pas de Bréton en Brétagne (!). D’autre part, beaucoup l’écrivent avec un seul « l ». Cela rajoute à la confusion générale. Or cette belle trouvaille a été déposée à l’INPI pour plus de 4.000 euros ! L’utilisation des noms patronymiques en tant que marque étant très encadrée, avait-on d’ailleurs vraiment le droit de déposer ce gentilé autrement que comme ce que l’on appelle en droit un « nom de fantaisie » ?

U. D. – Le Conseil Général est-il conscient qu’il fait fausse route ?

P. J. –  J’ai de bonnes raisons de croire que le Président du Conseil général, qui a été le véritable décideur tout au long de la procédure, ne pouvait pas accepter l’appellation Haut-Breton, ne serait-ce que parce qu’il ne manque jamais de dire que la précédente proposition de changement de nom du département pour celui de Haute-Bretagne est « la plus belle erreur de casting » de sa carrière. J’ai de bonnes raisons également de croire qu’il n’a pas non plus été spécialement emballé par l’appellation Bretillien, lui qui pensait initialement à « Viscinonien », ou « Visnonien ». Mais je pense qu’il ne pouvait pas caler une nouvelle fois, et comme il avait – par-dessus toute autre considération – l’envie que l’on adopte un nom… en définitive, qu’importe le flacon pourvu qu’il ait l’ivresse… Il a simplement eu suffisamment de lucidité pour renoncer à soumettre aux habitants une appellation qu’il savait devoir être massivement rejetée. D’une aimable conversation que j’ai eu le privilège d’avoir avec lui, je retiens cette grave question à laquelle peuvent être confrontés de hauts responsables : « mais, si vous consultez, et que les gens ne sont pas d’accord… alors… après, comment vous faites ? ». Le Conseil général sait que le gentilé qu’il a décidé n’a aucune portée juridique, car il n’y a absolument aucune obligation à s’en doter et quand il existe un gentilé… personne n’est juridiquement obligé de l’utiliser. Il ne reste plus qu’à communiquer cette appellation de manière virale, ce à quoi le département s’emploie actuellement avec les conseils de Jacques Delanoë qui sont tenus secrets.

U. D. –  Quelle méthode aurait-il fallu retenir ?

P. J. – Et bien tout simplement celle que Jean-Louis Tourenne avait lui-même définie au préalable. En premier lieu, un comité d’experts ça pouvait être bien, mais pas sa dérive en comité « people ». Il aurait fallu y associer des historiens, des linguistes, des politiques, des géographes, des écrivains, des gens avec de réelles compétences. Ou alors, il fallait faire le choix d’un jury tirant sa légitimité de sa représentativité, et comportant des personnes issues de tous les milieux : entrepreneurs, ouvriers, agriculteurs, indépendants, étudiants, etc.  La composition du comité dit d’experts, que j’appelle le « comité pipo », rappelle le type de panel qui semble avoir été choisi pour la réflexion identitaire sur le Stade Rennais. On dirait un groupe de personnalités qui se fréquentent et s’apprécient, qui n’ont de compétence qu’en leur domaine, mais à qui l’on confie durant quelques heures le rôle de leaders d’opinion. D’ailleurs, le choix de Jacques Delanoë en qualité de « personnalité extérieure reconnue » pour présider le comité ne me paraît pas vraiment judicieux. Ce n’est certainement pas, comme cela a été dit, parce qu’il aurait participé au choix du nom des Côtes-d’Armor : c’est faux. Et si c’est parce qu’il y a 23 ans,  il a contribué à « populariser » le gentilé correspondant, il faut dire qu’il n’a pas dû avoir trop de mal puisque 91 % de la population était d’accord. Par ailleurs, il a été très peu dit que le département a conclu un marché avec sa SARL unipersonnelle GFT, non pas tant pour choisir un gentilé que pour le populariser, puisque c’est cela son métier. Il a été prévu qu’il soit rémunéré… 17.940€, aux termes d’un marché qui stipule un commencement d’exécution trois semaines avant d’avoir été signé et un paiement complet de la prestation trois mois avant qu’elle soit terminée. C’est en parfaite infraction avec les règles les plus élémentaires de la commande publique. J’ai demandé les pièces d’exécution de ce marché, les livrables. Mais elles m’ont été refusées. La directrice de la communication a justifié ce refus en invoquant le respect du « secret des affaires ». Le journal Le Mensuel s’est également vu refuser les documents au motif que ce serait des notes confidentielles. Ce n’est pas normal de se voir refuser des pièces qui concernent la communauté. Je vais saisir la CADA (commission d’accès aux documents administratifs) et si besoin le tribunal administratif. Si on nous refuse ces pièces, c’est qu’il y a quelque chose à cacher… Je signale par la même occasion que ce marché n’aurait pas dû être passé sans un minimum de publicité et de mise en concurrence. Il n’y en a pas eu… En second lieu, il était prévu de consulter la population et c’était bien la moindre des choses. Nul besoin d’un referendum aussi onéreux que hasardeux. Le Conseil général sait très bien consulter plus simplement quand il veut consulter et il le fait régulièrement. Le département du Loiret a organisé en 3 mois une large consultation pour adopter un nom. Cela a coûté 12.000€. Et puis, pour ne froisser personne – ce qui est très intelligent –  ils ont créé des prix de consolation pour des gentilés originaux qui n’ont pas été adoptés. À ma connaissance, l’Ille-et-Vilaine est le seul département de France en quête d’un gentilé qui n’ait pas associé la population à sa recherche et à son adoption.

U. D. –  Quel est votre gentilé préféré ?

P. J. – J’ai beaucoup évolué. Au départ, j’étais favorable à Breizhillien, comme bien d’autres et par exemple comme Jean-Yves le Drian qui ne s’en est pas caché. Il y a de l’ordre de 350 entreprises dont le siège social est en Ille-et-Vilaine qui ont retenu la chaîne de caractères « Breizh » dans leur appellation et plus de 250 associations déclarées en Ille-et-Vilaine qui l’ont retenue dans leur intitulé. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui s’en moque. Sur le fond, je reste donc favorable à Breizhillien, mais j’ai observé ce que pensaient les autres et j’ai été tenté par Breizhillois pour éviter de heurter ceux que ce choix pourrait blesser. Au final, quand je considère les résultats du sondage, j’en suis à penser que le fond des choses, c’est surtout que les habitants n’ont rien demandé et ce n’est pas un argument que de prétendre que l’on est parmi les derniers à ne pas avoir de gentilé. Je suis convaincu que nous pourrions très bien continuer à nous en passer. Voilà qui aurait évité au département de réserver une poignée de nouveaux domaines sur internet, lui qui en a déjà réservé à nos frais près de 500 dont l’utilité reste à démontrer.

U. D. – Quel est le préféré des sondés ?

P. J. – Dans mon questionnaire en ligne, j’ai cherché à savoir ce que les internautes pouvaient penser de chacun des trois noms proposés par le comité d’experts qui avait mission de présenter une « proposition fédératrice, susceptible de faire adhérer le plus grand nombre », ainsi que de chacun des trois noms qui avaient spontanément obtenu le plus de suffrages dans le sondage antérieurement effectué par le journal Ouest-France. J’ai assimilé les réponses « très favorables » à des « cris du cœur ». Mais il faut s’en méfier, car sur l’autre versant, pour une appellation donnée, il y a généralement beaucoup plus de réponses « très défavorables » qui sont aussi des cris du cœur. Cette particularité me fait penser à un iceberg, la partie émergée cachant la partie immergée. Du coup aucun des noms proposés ne se détache réellement. Mais dans la rubrique que j’ai intitulée « l’expression des faveurs » où je m’intéresse aux opinions favorables et très favorables réunies, c’est Ille-et-Vilainois qui réunit, de loin, le plus grand nombre d’opinions positives : 47.89 % (et même 54,98 % des personnes qui auraient souhaité être consultées). Contrairement au gentilé choisi par le Conseil général : Brétillien, qui ne rassemble péniblement que 8.90 % des sondés (dont seulement 3,14 % d’opinions très favorables pour les résidents, et 1,67 % pour les non-résidents). Quelque part, nos concitoyens se réclament d’une logique simple qui leur fait choisir le nom qui colle le plus au territoire (à l’exemple de Mayenne, les Mayennais). Et ils ne se privent pas de commenter leur position : « Ce nom n’est pas notre choix, il n’est le reflet de rien » ; « Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple » ; « Bonjour, je trouve pour ma part que ce nom donne l’impression d’être une nouvelle race de reptile » ; « Un gentilé doit être formé à partir d’un nom de lieu auquel il fait référence. Un gentilé ne se choisit pas, sauf pour un apport mineur, comme la fin en ois, ais, éen, etc. » ; « Je me sens Rennais, mais AVANT TOUT Breton ! Je m’en contre fiche de cette appellation bidonnée, et simplement reflet d’un marketing quasiment obligatoire pour les localités « ; « J’étais et reste avant tout un habitant d’Ille-et-Vilaine et ça me satisfait. Je n’ai pas du tout envie d’être, pour l’éternité un « Bretmachin » ; « Ce n’est pas de gentilé dont ont besoin les départements, mais de se moderniser : disparition pure et simple au profit des régions et des pays ».

U. D. – Croyez-vous en la subsistance des départements ?

P. J. – Pour le moment, ils existent et nous rendent de précieux services dans le domaine de la solidarité. Mais ils ne devraient pas se disperser en exerçant systématiquement toutes les compétences optionnelles. Ils font à mon avis beaucoup trop de choses en même temps et rentrent en collision avec les autres collectivités territoriales. Vis-à-vis de la région, c’est un peu l’histoire de la grenouille qui voudrait être aussi grosse que le bœuf. Je crains qu’il n’y ait davantage de compétition que de complémentarité. Par exemple, le fait de prendre pour marque Haute-Bretagne ne me semble pas avoir amélioré nos performances en matière de tourisme. Je le répète, voilà un sujet pour lequel il vaudrait mieux, à mon avis, nous rassembler et nous exprimer quasi exclusivement sous la marque Bretagne. De manière plus générale, et sans être un spécialiste de ces questions, j’ai l’impression que le département se trouve de plus en plus coincé entre les intercommunalités et la région, sans compter qu’il faudra faire avec les métropoles. Dans ce contexte, la démarche d’adoption du gentilé m’est apparue profondément inspirée par le souci de créer plus d’identité que nécessaire, et en tous cas plus d’identité que souhaitée par la population. C’est en ce sens qu’elle est suspecte, car tout se passe comme si les élus y avaient plus d’intérêt que les habitants. Mais pourquoi donc ?

Propos recueillis par Dragan Brkic

 

 

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