Dans le récit enquête, intitulé Au 24 Faubourg Saint-Honoré, Frédéric Laffont nous fait découvrir une grande maison de luxe français : Hermès. Une balade littéraire et philosophique plus qu’un documentaire.
« 24 Fbg », c’est comme un code réservé à quelques initiés. Une manière de dire un entre-soi. 24 Fbg, c’est en effet une façon raccourcie de se rendre dans les locaux d’une des plus prestigieuses marques de luxe française, chez Hermès, au 24 Faubourg Saint-Honoré. Frédéric Laffont, Prix Albert Londres, a décidé de pénétrer dans cet antre du raffinement, de s’y balader et de raconter l’histoire, la vie du lieu, mais aussi de ses occupants. Depuis 1880 et l’installation des ateliers, l’écrivain est le second à être adoubé pour pénétrer dans ces locaux chargés d’histoire qui n’ont fait que s’agrandir. La première fut une écrivaine américaine qui après trois années « d’explorations infinies », disparut sans laisser la moindre empreinte. Méfiante, refusant toute investigation, la famille laissa pourtant, on ne sait pourquoi, l’écrivain qui avait réalisé un documentaire en 2011 sur la maison, se promener dans le « labyrinthe » d’une adresse prestigieuse, accompagné parfois de Menehould de Bazelaire, directrice du patrimoine culturel.
C’est bien à une balade littéraire que nous sommes conviés, une ode à une Histoire commencée en 1837, une épopée qui est divisée comme un ouvrage de grec ancien par des « chants » numérotés. On se promène dans un château hanté où les paroles des vivants se mélangent avec celles des morts. Les chœurs antiques déclament les phrases prononcées de génération en génération par la famille Hermès, tel un héritage aussi important que les murs. Principes de vie, de fonctionnement, datées en fonction de l’une des six générations héritières, elles nous disent beaucoup de cette famille et de cette marque dont on oublie souvent qu’elle doit ses débuts au monde du cheval, et à la fabrication par Thierry Hermès (« première génération ») de harnais et d’accessoires équestres. Loin du récit chronologique, Frédéric Laffont restitue avant tout une atmosphère, une philosophie, celle notamment de l’artisanat. Nous sommes à l’opposé des ouvrages de Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider sur les « successions » de ces familles comptant parmi les plus fortunées de France. C’est l’histoire d’une tribu qui nous est contée, tribu, un mot associé en permanence aux créations qui depuis près de deux cents ans vont compléter le travail de la sellerie en s’adaptant à l’évolution du monde: sièges de voiture, maroquinerie, importation de la fermeture éclair après un séjour américain, et puis accessoires de mode dont ce fameux « Carré tribal » né en 1937.
Ces héritiers sont omniprésents tout au long de l’ouvrage par leurs souvenirs, leurs mots, mais absents physiquement. Pas d’interviews, mais des évocations qui montrent combien cette famille se distingue des grandes familles capitalistes par son histoire, ses difficultés (la maison a failli être rachetée), mais aussi par sa capacité à poursuivre un esprit, celui de la perfection et de l’originalité dans un milieu réputé pour son conservatisme. Traditionnel et iconoclaste, un paradoxe que l’on retrouve dans les magnifiques pages qui évoquent de grands « serviteurs » de la maison et dont la plupart, autodidactes, ont été recrutés non pas sur leurs talents, mais sur leurs personnalités.
Il en est ainsi de Georges, ce garçon de famille très modeste, embauché à treize ans et qui va devenir le Directeur du magasin. Elles sont douces et belles ces pages, dénuées de tout paternalisme, qui nous racontent Marcelle, la cheffe étalagiste, embauchée comme seconde d’atelier à la décoration avant de devenir une icône dont les quatre vitrines annuelles seront attendues par le monde du luxe, les chefs de la tribu la laissant agir à sa guise. Ou encore Juan, autodidacte, rebelle, gréviste, se battant contre la direction qui remplace le fil de lin en provenance exclusive d’Islande par un fil synthétique. Anecdotes qui disent de manière allusive ce que raconte en fait le livre de Frédéric Laffont : un goût dès l’origine pour le sentiment d’appartenir à une maison régie certes par les lois du commerce et du marché mais aussi par la philosophie des lieux, des pensées des chefs tribaux anciens et actuels. Comme un symbole, Hermès est une des rares sociétés importantes où les capitaux familiaux restent majoritaires.
L’écrivain, grand reporter, à la plume érudite et ludique, ne nous perd jamais dans ces locaux labyrinthiques qui s’agrandissent au fil des décennies. Il nous fait imaginer ce que racontent ces pièces, ces objets collectionnés par la famille depuis bientôt deux siècles. Il nous dit aussi que les deux escaliers, qualifiés depuis les origines de vert et de rouge par leurs couleurs, sont en fait rouges tous les deux. Une découverte essentielle qui dit tout d’un état d’esprit où le passé vit toujours, plus fort que le présent.
Au 24 Faubourg Saint-Honoré de Frédéric Laffont. Éditions de L’Iconoclaste. 270 pages. 23€.