La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche

Réduire les êtres humains à leurs seules déterminations sociale et physiologique (la fille de prolos bouffe, pleure, a de la morve au nez, veut devenir instit et s’en contente largement ; la fille de bobos dessine, vit dans un bel appartement où on projette des films muets dans le jardin, et se teint les cheveux en bleu), voilà ce qui intéresse Kechiche. Chez les prolos, on mange des pâtes en regardant Question pour un champion. Chez les bobos, on prépare de bons petits plats et on accroche au mur de jolis tableaux. C’est peut-être vrai, mais est-ce que c’est intéressant ? D’ailleurs, plus que vrai, il conviendrait mieux de dire que c’est courant. Kechiche confond universalité et banalité. Simplicité et simplification. Abstraction et constat. (On se demande même comment ce film peut sortir ailleurs qu’en France, tant il semble marqué par la politique de ce pays, tant il semble être le pur produit d’une politique française dite de gauche, qui réduirait le prolo à sa morve et le bobo à son hédonisme arrogant, et n’aurait de cesse d’opposer l’un à l’autre, en traçant entre eux une frontière toujours plus nette.)

Si le film parvient, dans sa première heure, à fabriquer un récit clair et bien mené, il devient, dans l’accélération pleine d’ellipses qui marque les deux heures suivantes, brutal, voire confus. Ce qui s’annonçait comme le portrait certes banal mais précis d’une adolescence troublée par la découverte lente d’une homosexualité, s’avère peu à peu plus tendu, plus sec, plus théorique dès lors qu’il veut embrasser dans son flux le couple et l’accès à l’âge adulte. De chronique, il se mue en fresque, et cette mue autorise le cinéaste à accomplir quelques raccourcis troublants : aussitôt le désir consommé, nous voici embarqués chez les parents de l’une, puis chez ceux de l’autre, comme si le couple n’était que la tentative de joindre deux milieux, deux origines, parce que deux corps se sont unis. Aussi, huit années d’amour partagé se concluent par un sinistre « petite trainée », qui n’appartient pourtant pas, ni à ce récit, ni à ces personnages, ni même à leur langage par ailleurs très borné dans une forme de réalisme contemporain étroitement surveillé.

Si La vie d’Adèle affole par la somme des gros plans qu’il aligne – et qui, il est vrai, donne à l’ensemble une forme indéniable – il convainc moins dès qu’il s’agit de voir plus largement que les visages. Les scènes de sexe rappellent celles d’Intimité de Patrice Chéreau où l’on avait l’impression de voir des insectes gigoter sur des draps propres. Mais si Intimité parlait précisément de sexe sans amour, et si l’apparition de ces insectes kamasutriques ne posait pas de problème logique, dans La vie d’Adèle, c’est une vraie distance opérée entre la passion, telle que le récit la définit d’emblée, et la représentation de l’accomplissement du désir. On trouve sans doute une explication à ce décalage manifeste dans la métaphore filée de l’huître (Adèle n’aime pas a priori les huîtres, mais puisqu’elle est en train de devenir homosexuelle, Emma va lui en faire goûter…). Sans doute la plus piteuse métaphore filée qu’on ait vu depuis longtemps au cinéma.

La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche

Avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, Mona Walravens, Catherine Salée, Aurélien Recoing, Benjamin Siksou – 2h59 – Palme d’Or et Prix FIPRESCI au Festival de Cannes 2013

Article précédentNoir, Blanc, Lait, l’étendard du chocolat en trois couleurs et cinq livres
Article suivantLa vie d’Adèle de Kechiche vue par Michel Heffe, La vie est trop courte…
Antoine Mouton
antoine.mouton [@] unidivers .fr

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici