Qui a écrit ce propos plein d’ardeur radicale : « Il importe donc de changer le sort des femmes, et de les sortir du néant où l’opinion les replonge » ? Gisèle Halimi ? Pas du tout. Il est de Fanny Raoul dans Opinion d’une femme sur les femmes, son essai paru en 1801. Ce pamphlet a frappé par sa modernité Geneviève Fraisse, philosophe de la pensée féministe qui s’est penchée sur ce texte. Cette jeune Bretonne d’après la Révolution française tombée dans l’oubli est l’une des 250 auteures recensées dans l’ouvrage Femmes de lettres en Bretagne. L’avant-propos de l’ouvrage affiche d’emblée la couleur : son objectif est de « mieux connaître ou découvrir des autrices et des artistes peu connues ou oubliées ». 

Au cœur de l’ouvrage, le « matrimoine littéraire », cette notion étudiée par Gaëlle Pairel, co-auteure de cet important travail collectif. Celle-ci précise dans la première partie les circonstances de la démarche. Il y eut d’abord un inventaire fait par la Fédération des cafés-librairies de Bretagne puis un travail universitaire mené par elle. Penser l’apport des femmes de lettres en Bretagne se fait dans cet ouvrage, poursuit-elle, avec le souci d’éviter toute crispation identitaire, territoriale ou passéiste.

Au centre du livre donc, une relation ouverte à la Bretagne, aux antipodes d’approches littéraires souvent réduites à la territorialité géographique. Car c’est des femmes de lettres « en » Bretagne qu’il s’agit et non pas des « auteures de Bretagne, précise Gaëlle Pairel, même si celle-ci peut être le décor de leur narration ou une source d’inspiration ».  Ainsi l’ouvrage se fait-il l’écho de ces itinéraires originaux : Odette du Puigaudeau, l’expatriée de Mauritanie, garde au cœur ses îles bretonnes dans son livre La Grandeur des îles. Entre Bretagne et Calédonie, la poète Anne Bihan décline l’expérience de l’entre-deux et refuse « d’être assignée à résidence quand bien même la dite résidence serait aussi somptueuse que l’est mon pays natal ». Proche de cette vision, Fabienne Juhel choisit d’évoquer la Bretagne « en filigrane » dans son écriture.

FEMMES LETTRES BRETAGNE

L’ouvrage propose à la fois un vaste panorama, du Moyen-Âge à aujourd’hui, de la présence des femmes dans la littérature en Bretagne et une série de cent portraits qui leur donnent une figure vivante. Il ne faut pas se laisser impressionner par le nombre de quatre cents pages. Le lecteur s’immerge sans peine dans cette dynamique nouvelle qui réjouit par la richesse des données, leur stimulante mise en visibilité et par la vivacité de ces cent portraits – chaque auteure étant présentée en détails sur une à deux pages. Il y a les romancières, les poètes, les femmes de théâtre, les essayistes.   Dans ce tableau on trouve aussi les auteures en breton ou en gallo, telle Jeanne de Malivel, les illustratrices et artistes, Claire Huchet-Bishop, pour ne citer que quelques pionnières, Claude Cahun qui figure sur la superbe photo de couverture de l’ouvrage.

Un grand chapitre fait porter le regard depuis le XIIè siècle jusquà l’après Révolution française. Tout commence avec Marie de France. C’est au temps d’Henri II Plantagenêt. Cette poète est la première femme de la littérature française à écrire en langue vulgaire et non en latin. Elle s’inspire de ballades celtiques pour composer ses Lais, dont celui de Tristan. Nourrie de la Matière de Bretagne, elle ouvre hardiment la voie. Puis viennent la poète Catherine Descartes, nièce du philosophe, Madame de Sévigné, Anne-Marie Audouyn de Poméry…

FEMMES LETTRES BRETAGNE

Le livre donne ensuite à voir les auteures de 1801 à 1951. Il y a Claire de Duras, amie de Chateaubriand et considérée comme une précurseure féministe. Son roman Ourika, histoire d’une jeune fille noire qui est un bel éloge de l’altérité a eu un fort retentissement. Pourtant l’auteure est tombée dans l’oubli. Comme Marie Le Franc, prix Femina 1927 et Anne de Trouvilleprix Femina 1951.

Pour la période du second vingtième siècle, le livre retrace l’itinéraire d’Anjela Duval, d’Hélène Cadou, de Heather Dohollau, d’Emilienne Kerhoas. Viennent ensuite les portraits détaillés de Nelly Alard, Marie-Hélène Bahain, Catherine Cusset, Claire Fourier, Irène Frain, Guénane, Fabienne Juhel, Mérédith Le Dez, Liza Kerivel, Dorothée Letessier, Marie Le Gall, Laure Morali, Françoise Moreau, Mona Ozouf, Marie-Hélène Prouteau, Marie Sizun, notamment. Des constellations se dessinent des unes aux autres, Françoise Morvan redonne sa juste place à l’œuvre poétique majeure de Danielle Collobert qu’elle a éditée. Nicole Laurent-Catrice dit sa dette envers Angèle Vannier pour sa vocation de poète. Un appel est lancé dans l’ouvrage pour poursuivre et enrichir le travail sur les femmes poètes, Marie-Josée ChristienCécile Guivarch, entre autres, connues aussi pour leur activité poétique dans leur revue, Spered Gouez, Terre à ciel

FEMMES LETTRES BRETAGNE

L’ouvrage livre ce constat : depuis des siècles, malgré les obstacles liés au carcan des préjugés, des femmes en Bretagne ont écrit. Aujourd’hui, elles s’imposent peu à peu. Pourtant leurs œuvres ne bénéficient pas d’assez de visibilité. « Dans la plupart des anthologies sur la littérature et la poésie en Bretagne, écrit un des coauteurs, la proportion des femmes citées est souvent dérisoire. Dans son Anthologie de la poésie bretonne, publiée en 1980 par Charles Le Quintrec et toujours rééditée depuis – huit poétesses sur quarante-cinq […] Faut-il avoir des couilles pour écrire en Bretagne ? Certainement pas, mais la sous-estimation des poétesses est constante et justifie pleinement les raisons de ce livre ». Gaëlle Pairel va dans le même sens : « Le monde littéraire français est connu pour ses tentations androcratiques et auto-centrées toujours tenaces ». Ne serait-ce pas aggravé par une certaine situation loin des cercles patentés, comme le suggère le cas assez général d’une des auteures : « Marie-Hélène Prouteau mérite beaucoup plus de reconnaissance pour ce talent dont elle fait montre : mais comme beaucoup de ses consoeurs que nous évoquons dans ce livre, d’être bretonne, d’être éditée en Bretagne et de ne pas faire partie du cénacle parisien, la dessert sans aucun doute ». 

Le mérite de cet ouvrage foisonnant est de sortir de l’ombre un matrimoine littéraire très riche, fait d’œuvres variées, singulières, reliées à cette Bretagne si stimulante pour l’imaginaire. En cela, cette anthologie de femmes de lettres a pleinement réussi à rendre tangible cette « matière de Bretagne » au féminin.

Femmes de lettres en Bretagne, matrimoine littéraire et itinéraires de lecture
Auteurs : Claude Thomas, Fañch Rebours, Fanny Chauffin, Gaelle Pairel, Genevieve Roy, Jean-Claude Leroy, Jean-Marie Goater, Jean-Pierre Mathias, Maï Ewen, Marc Gontard, Marie Lemarchand, Rachel Bouvet, Treffina Kerrain
Numéro ISBN 9791097465025
Nombre de pages 396
Format 20 x 20 cm
Date de publication 28 May, 2021
Collection​ Beaux livres, Collection féministe, La collection du Papier Timbré, Langue bretonne – Brezhoneg, Littérature, Littérature de Bretagne, Patrimoine
Éditeurs​ Goater
Langue breton, français, Gallo

table des matières

Chapitre 1 – Le matrimoine littéraire
Le matrimoine littéraire en Bretagne par Gaëlle Pairel

Chapitre 2 – De Marie de France à Fanny Raoul
Marie de France
Catherine Descartes
Comtesse de Murat – Henriette Julie de Castelnau
Fanny Raoul
Les épistolières
Les poétesses du xvi e au xviii siècle

Chapitre 3 – de 1801 au prix femina de 1951

Claire de Duras
Juliette Drouet
Judith Gautier
Léocadie Penquer
Zénaïde Fleuriot
Raoul de Navery
Poétesses et dramaturges au xix e
De la révolution à l’éducation
Les aventurières et voyageuses
Claude Cahun, la moderne 

Chapitre 4 – de 1951 À nos jours 

Le roman
Poésie et théâtre
Polar et imaginaire
Jeunesse
Bande dessinée
Critiques littéraires 

chapitre 5 – la littérature de langue bretonne 

Collectrices
Loeiza et Miliner
Anjela Duval
Meavenn
Garmenig Ihuellou
Alice Lavanant
Naig Rozmor
Mich Beyer
Mai Ewen
Pierrette Kermoal
Annie Coz
Fanny Chauffin
Nolwenn Korbell
Annaig Renault 

chapitre 6 – La littérature de Haute Bretagne
et en gallo

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