Depuis la révocation de l’arrêt Roe v. Wade en 2022, les États-Unis connaissent une régression brutale de la liberté reproductive. Au-delà du seul accès à l’avortement, ce sont les grossesses dans leur ensemble — et leur issue parfois tragique — qui deviennent le théâtre d’un nouveau régime de contrôle et de sanction. La multiplication des poursuites judiciaires contre des femmes ayant fait une fausse couche révèle un tournant idéologique : celui d’une société où la maternité devient un devoir, et où l’échec biologique est assimilé à une faute morale, voire pénale. Une inquiétante dérive biopolitique.
Un fait médical devenu soupçon judiciaire
Dans l’Amérique post-Dobbs, faire une fausse couche peut suffire à déclencher une enquête pour homicide ou abandon de cadavre. En Géorgie, Selena Maria Chandler-Scott, 24 ans, a ainsi été inculpée après avoir perdu son fœtus à 19 semaines de grossesse. Le geste de panique et d’ignorance — placer les restes dans une poubelle — s’est mué en chef d’inculpation. Elle risquait treize ans de prison. D’autres, comme Amari Marsh ou Brittany Watts, ont été arrêtées, détenues, poursuivies, avant que la justice ne reconnaisse l’absence de base légale.
Ces faits ne sont pas anecdotiques. D’après Pregnancy Justice, au moins 210 femmes ont été poursuivies en 2022–2023dans des contextes de grossesse interrompue. Un chiffre record, qui reflète l’instauration d’un climat de suspicion généralisée. Chaque fausse couche, chaque mort fœtale, chaque silence médical peut désormais alimenter le soupçon d’un avortement illégal.
La « personnalité juridique du fœtus » : une arme législative
Cette criminalisation s’appuie sur une notion juridique en plein essor : celle de la fetal personhood, ou « personnalité juridique du fœtus ». Ce concept accorde à l’embryon les droits d’un individu humain, parfois dès la fécondation. En 2025, 14 États américains ont inscrit ce principe dans leur législation. Si certains précisent que ces droits n’impliquent pas de poursuite contre la mère, les procureurs conservateurs n’hésitent plus à franchir ce seuil.
C’est là le paradoxe : une loi conçue pour protéger le fœtus devient un outil pour pénaliser la femme. Dans les faits, un embryon mort-né pèse juridiquement plus que la femme qui le portait. Cette inversion des priorités révèle une idéologie où le corps féminin est réduit à sa fonction reproductive, et la maternité, à un impératif moral sacralisé.
Intersectionnalité de la répression
Les femmes les plus touchées par ces poursuites judiciaires appartiennent aux classes sociales les plus marginalisées. Noires, latinas, autochtones, toxicomanes ou en situation de précarité, elles concentrent les soupçons. Selon Pregnancy Justice, près de la moitié des femmes poursuivies en 2022–2023 étaient issues de minorités ethniques.
Les biais systémiques de la police et du système judiciaire trouvent ici un nouveau terrain d’expression. À cela s’ajoute la porosité des protections médicales : dans plusieurs cas, ce sont les professionnels de santé eux-mêmes qui ont alerté la police, en violation probable du secret médical.
Culture conservatrice et contrôle des corps
La criminalisation des fausses couches s’inscrit dans une dynamique plus large de contrôle idéologique du corps féminin, activement promue par les droites religieuses et conservatrices. Dans cette vision du monde, la femme n’est plus sujet de droit, mais support biologique d’une vie à venir — fût-elle hypothétique ou non viable.
Ce phénomène renvoie à une biopolitique réactionnaire : surveillance des conduites, suspicion médicale, culpabilisation du deuil, mise à l’écart des femmes qui n’enfanteraient pas « correctement ». La grossesse cesse d’être un parcours intime pour devenir un processus à auditer.
Comme l’explique Alice Apostoly, spécialiste des politiques étrangères féministes, « il s’agit de sacraliser la vie à naître pour mieux subordonner la femme à son rôle de mère. C’est une instrumentalisation du droit au service d’un projet de société rétrograde ».
Un enjeu de société et de démocratie
La question n’est plus seulement celle de l’avortement, mais bien de la possibilité même de vivre une grossesse sans crainte de la justice. Les conséquences psychologiques, sociales, sanitaires de cette judiciarisation sont immenses. Qui osera se rendre à l’hôpital après une fausse couche, si cela implique potentiellement d’être interrogée, suspectée, arrêtée ?
Les démocrates tirent la sonnette d’alarme. L’élue Sara Jacobs alerte sur le risque d’une généralisation fédérale de la fetal personhood. Mais en l’absence d’un retour au niveau fédéral du droit à l’avortement, chaque État reste libre de dériver. Et ce qui semble absurde — être inculpée pour avoir perdu un fœtus dans des toilettes — devient plausible.
La riposte s’organise. Associations comme Pregnancy Justice, National Advocates for Pregnant Women ou ReproActionmobilisent les tribunaux et l’opinion publique. Certains élus démocrates, comme Sara Jacobs, militent contre toute tentative de fédéralisation de la fetal personhood.
Mais l’enjeu dépasse la seule bataille juridique. Il s’agit de défendre une conception du droit fondée sur l’autonomie corporelle, la justice reproductive et la démocratie inclusive. Car une société qui pénalise la fausse couche n’est pas seulement injuste : elle est en train de s’éloigner dangereusement des principes mêmes de l’État de droit.
La criminalisation des fausses couches n’est pas un accident législatif. C’est le symptôme d’un projet idéologique cohérent, où le droit se met au service d’une vision hiérarchique des vies : celle du fœtus, sanctifiée ; celle de la femme, reléguée. Cette dérive soulève une question essentielle : quelle société accepte de punir une femme pour avoir perdu un enfant qu’elle portait ?
Ce n’est pas seulement une affaire américaine. C’est un test pour les démocraties contemporaines : accepteront-elles que le corps des femmes soit ainsi soumis à la logique du soupçon et de la peine ? Ou réaffirmeront-elles qu’une société juste se juge aussi à la manière dont elle traite les tragédies intimes ?
Pour aller plus loin :
- Pregnancy Justice : rapports annuels sur la criminalisation reproductive
- Pregnancy Justice. (2023). Criminalizing Pregnancy: Policing Pregnant People in the Post-Roe Era.
- Jill Wieber Lens, University of Iowa : travaux sur les droits reproductifs et la fausse couche
- The Marshall Project, “How States Can Criminalize Miscarriages and Stillbirths” (2024)
- Guttmacher Institute, « Fetal Personhood Legislation Tracker » (2025)
- Block, J. (2019). Everything Below the Waist: Why Health Care Needs a Feminist Revolution. St. Martin’s Press.
- Goodwin, M. (2020). Policing the Womb: Invisible Women and the Criminalization of Motherhood. Cambridge University Press.
- Lens, J. W. (2021). “Miscarriage, Stillbirth, and Reproductive Justice.” Washington University Law Review, 98(3).
- Roberts, D. (1997). Killing the Black Body: Race, Reproduction, and the Meaning of Liberty. Vintage Books.
- The Guardian. (2024, Jan. 24). “I Didn’t Know What I Was Supposed to Do.”