« L ‘Anarchie, plus Trois. » Entretien avec Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, auteurs de L’anarchisme chrétien. 6e partie.

—  Quelle traduction politique pourrait recouvrir de nos jours la doctrine chrétienne du partage des biens matériels (et spirituels) ?

Une interprétation non diluée, radicale, maximale, de la doctrine sociale de l’Eglise catholique telle qu’exprimée par le Magistère depuis plus d’un siècle et que condensée dans le Compendium de la Doctrine sociale, serait déjà une révolution telle qu’elle apparaît difficilement réalisable. Sans exclure a fortiori le christianisme social d’inspiration orthodoxe ou protestante. La portée proprement révolutionnaire de la pensée sociale chrétienne est largement sous-estimée, par les chrétiens d’abord, que comme tout un chacun elle dérange dans leurs habitudes, leurs conforts, leurs compromissions. Mais de même qu’une conversion spirituelle des personnes et des peuples reste difficile, lente, fragile, une conversion, retournement, révolution étymologiquement, politique, économique et sociale des personnes et des peuples semble irréaliste, impossible. C’est là que les vertus théologales, surnaturelle, spirituelles -foi, espérance, charité – viennent animer de leur audace les simples vertus naturelles – justice, force, prudence, tempérance. C’est là que la proclamation d’un anarchisme chrétien pour notre temps entre aussi en jeu, la nécessité d’une grande liberté d’esprit et d’action sortir de nos conditionnements et enfermements – politiques, sociologiques, historiques, technologiques…- et appréhender les grandes menaces qui se dévoilent à nos yeux. Un anarchisme apocalyptique, qui dévoile les mensonges et les mécanismes impitoyables du pouvoir politique, économique, symbolique, car le Christ a traîné en spectacle dans le cortège victorieux de la Croix les puissances et les dominations.

Depuis la plus antique doctrine chrétienne jusqu’à la plus récente, la radicalité de l’Evangile a prôné un partage quasi communiste des biens – que l’on songe aux premières communautés chrétiennes décrites dans les Actes des Apôtres – jusqu’à la doctrine catholique de la destination universelle des biens, qui respecte une certaine propriété privée mais dans de justes limites, comme un gage de liberté, un outil de charité, un service à rendre à la communauté – équilibre que le distributisme de Chesterton tenta de proposer à son époque, pour une propriété anticapitaliste, contre l’antinomie/anomie socialiste-collectiviste/capitaliste-individualiste. Il faut notamment reconsidérer et repenser la condamnation de l’usure en notre temps où sous des formes monstrueuses et perverses elle est le moteur de notre économie mondiale, destructrice de l’homme et du monde.

Comme saint Jean Chrysostome, comme saint Thomas d’Aquin et tant d’autres, saint Augustin le rappelle avec véhémence : « Tout bien superflu appartient aux autres comme un bien nécessaire. Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres. Ce sont les biens d’autrui qu’on possède quand on possède du superflu. » Mais loin d’être une simple redistribution des produits de l’industrialisme, c’est toute l’aporie du productivisme qui est à revoir – car Dieu n’agrée pas les offrandes injustes, issues du vol des plus faibles et de la destruction de la Création. Et c’est tout le système social qui est à revoir. Et alors, curieusement, la traduction politique et sociale du christianisme – telle qu’officiellement proposée par l’Eglise catholique dans son Compendium de la Doctrine sociale, par exemple – se rapproche davantage des propositions alternatives altermondialistes ou écologistes que de tout autre actuellement. Ce qui ne veut pas dire que les chrétiens doivent se ranger sous la bannière des courants altermondialistes ou écologistes existants, mais qu’ils doivent développer toutes les potentialités d’une politique évangélique. Celle-ci peut se traduire, dans ce monde du pouvoir technologique, économique, étatique, par une reconquête des libertés humaines passées par pertes et profits et remplacées par de pseudo libertés sociétales de substitution (notamment dans le domaine des mœurs sexuelles) : une reconquête donc des libertés politiques, d’une démocratie réelle, directe, locale, qui passe par les reconquête des libertés économiques et sociales, confisquées par le Marché, les Etats et les organisations internationales. Et c’est ici qu’un anarchisme chrétien intervient, pour nous tirer de la passivité, du conformisme, de la soumission aux puissances et aux dominations, et organiser des alternatives, des contre-pouvoirs, alliant justice et liberté, sobriété et charité.

Une traduction concrète irait notamment dans le sens d’une relocalisation de l’économie comme de la vie politique selon le principe de la subsidiarité, d’une démocratie locale et directe, de même que la solidarité sociale locale et directe. Mais en parler ici nécessiterait des pages etdes pages. Ces études sot d’ailleurs disponibles ailleurs, mais ce serait un beau travail que de traduire en un programme politique pratique et complet pour notre pays aujourd’hui ces principes d’action. Les chrétiens en seraient les premiers surpris !

Propos recueillis par Nicolas Roberti

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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