Comme un écho à La Couleur crue, l’exposition Au-delà de la couleur. Le noir et le blanc dans la Collection Pinault, présentée du 12 juin au 29 août 2021 au Couvent des Jacobins dans le cadre d’Exporama, explore ce qui a longtemps été considéré comme l’antithèse de la couleur : le noir et le blanc. Pourtant, si physiquement le noir et le blanc ne sont pas des couleurs (le blanc résulte de leur addition, le noir de leur soustraction), leur symbolique et les représentations qu’ils véhiculent en font des couleurs à part entière. Proposer une exposition sur le noir et le blanc dans le Couvent des Jacobins n’est pas anodin : ce sont les couleurs du drapeau breton, des armoiries de Rennes et des habits des moines dominicains, dont les jacobins constituent un sous-ordre. Vecteurs d’émotions et de sensations, permettant de toucher à l’essence des choses, le noir et le blanc offrent un terrain propice à la radicalité artistique. Ce petit panorama devrait convaincre les plus sceptiques.

Sun Yuan et Peng Yu, Waiting, 2006

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Commencer une exposition de la collection Pinault accueilli par un mystérieux vautour a de quoi surprendre le visiteur le plus averti. Cela tombe bien, la surprise, c’est justement la marque de fabrique du duo chinois Sun Yuan et Peng Yu. Waiting traduit bien la situation de latence, de questionnement que vit celui qui attend : que va-t-il m’arriver ? À quelle sauce vais-je être mangé ? Si l’imposant vautour qui, du haut de son piédestal, surplombe celui qui se présente devant lui, a de quoi inquiéter, sa position, dans l’entrée du couvent, face à la baie vitrée, en ferait presque un gardien des lieux, et donc une figure rassurante. Cette oscillation entre inquiétant et rassurant se retrouve dans les représentations des Dominicains, des figures bienveillantes de Saint Dominique ou Saint Thomas d’Aquin à la figure plus menaçante de l’Inquisiteur. Le plumage noir et blanc du rapace évoque d’ailleurs l’habit des moines dominicains. Une scénographie représentative de l’exposition, où chaque œuvre se veut en adéquation avec son environnement.

Jeff Koons, Bourgeois Bust – Jeff and Ilona, 1991 / Damien Hirst, Death’s Head, 2011

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À peine passée la surprise de l’accueil, on aperçoit à travers une baie vitrée le buste blanc de deux amants qui s’enlacent dans une étreinte puissante. L’artiste Jeff Koons, connu pour ses œuvres néo-pop volontiers provocatrices, se représente ici avec Ilona Staller, fameuse actrice pornographique plus connue sous le nom de Cicciolina. À côté de cette messe nuptiale, une apparition plus effrayante : la tête de mort noire de Damien Hirst. Le blanc et le noir sont ici utilisés pour ce qu’ils représentent dans l’imaginaire occidental : le blanc pour la pureté, le plaisir, l’amour, le noir pour la mort, le deuil, l’angoisse. La juxtaposition des deux œuvres n’est pas sans évoquer la figure mythologique d’Eros et Thanatos, la pulsion de vie face à la pulsion de mort. De cette rencontre des contraires sort un tableau qui interroge sur la signification du noir et du blanc dans nos sociétés.

Elaine Sturtevant, Gober Wedding Gown, 1996 ; Maurizio Cattelan, All, 2007

A contrario, certaines œuvres rappellent que les représentations véhiculées par le noir et le blanc ne sont pas définies une fois pour toutes et dépendent autant des civilisations que des époques. C’est ce que montre l’artiste américaine Elaine Sturtevant avec Gober Wedding Gown : une robe blanche, symbole du mariage, donc de l’amour et du bonheur… sauf que cette robe est vide : le blanc se transforme brutalement en symbole de l’absence et de la disparition. Dans la même veine, Maurizio Cattelan représente neuf cadavres alignés au sol dans la grande salle du cloître et recouverts d’un linceul blanc, rappelant que dans certaines cultures, le blanc est la couleur la mort. En plus de montrer la relativité des significations du noir et du blanc, cette œuvre illustre là encore le souci d’adéquation des œuvres présentées dans l’exposition avec leur environnement. À l’époque des Jacobins, la pièce servait en effet de morgue…

Damien Hirst, Cancer, The Gates of Hell / Edith Dekyndt, Blood Lacque 013, 2017

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S’il faut bien l’admettre, l’exposition Au-delà de la couleur reste assez conformiste, elle possède malgré tout son lot de curiosités. Cancer, The Gates of Hell est une de celles-ci. Pour composer ce vaste tableau, Damien Hirst a en effet utilisé une matière pour le moins inhabituelle : une centaine de mouches mortes, symboles de la toxicité ! Egalement auteur de la tête de mort évoquée précédemment, Damien Hirst aime plonger le spectateur dans des scènes souvent effrayantes mais qui évoquent l’inéluctable transformation du vivant. Le noir est ici encore renvoyé à sa dimension dramatique, ce qu’illustre d’ailleurs parfaitement la langue française : « broyer du noir », « avoir des idées noires », « roman noir »… Comme un écho aux « portes de l’enfer » fait face un monochrome d’Edith Dekyndt fait avec… du sang de cheval ! Deux œuvres étonnantes mais qui, par leur caractère organique, racontent des histoires terribles et émouvantes.

Roman Opalka, 4875812 – 4932016 Opalka 1965 / 1 – ∞

Le noir et blanc va prendre ses lettres de noblesse avec l’essor de l’imprimerie et le perfectionnement des techniques de gravure. Rien d’étonnant donc à ce qu’une section de l’exposition soit consacrée à l’écriture. À côté des Black Book Drawings de Christopher Wool qui suggèrent la puissance émotive des mots et de Southeast Africa de Paulo Nazareth à visée plus politique (il a écrit les noms de peuples africains victimes de génocides), l’œuvre de l’artiste roumain Roman Opalka attire l’attention. À première vue, rien d’autre qu’une simple toile blanche, dans le plus pur style minimaliste évoquant le Carré noir de Malevitch. En réalité, l’artiste a inscrit blanc sur blanc les dates successives d’exécution de son œuvre jusqu’à sa mort. En parallèle, il s’est photographié et a enregistré sa voix chaque jour afin de montrer l’écoulement des années. Le processus créatif se donne donc à voir et à entendre pour montrer l’action inéluctable du temps sur nos existences.

Adel Abdessemed, Practice Zero Tolerance, 2006

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Depuis la préhistoire, le noir a souvent été associé au feu et à la carbonisation de matières organiques. De fait, quoi de mieux que le noir pour représenter les brasiers allumés par les violences urbaines ? Avec Practice Zero Tolerance, Adel Abdessemed donne à voir une carcasse de voiture qui semble brûlée. Le véhicule n’est cependant pas en tôle, mais en terre cuite noircie. Au-delà de l’aspect visuel se dégage une odeur nauséabonde qui évoque à merveille celle d’un objet carbonisé. Le détournement des matériaux est une composante récurrente de l’œuvre d’Adel Abdessemed. Présentés dans la même exposition, ses forets de Pluie noire, qui semblent en métal, sont faits de marbre noir. Par-delà leur originalité, les œuvres de l’artiste ont aussi une visée critique du monde dans lequel nous vivons, dénonçant la violence urbaine ou les « pluies noires » causées par la pollution de l’air.

Les portraits de danseuses d’Annie Leibovitz, 1995

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Si le noir et blanc continue d’être utilisé en photographie malgré le perfectionnement de la photographie couleur, c’est qu’il est vu comme révélateur de la vérité des choses et des êtres, donnant à voir le réel sans ornement là où la couleur s’arrêterait à la surface des choses. Cette dimension se retrouve tout particulièrement chez Annie Leibovitz. Spécialisée dans les portraits photographiques de célébrités, c’est sur des femmes ordinaires qu’elle pose ici son objectif. Elle a photographié quatre danseuses de revues aux Etats-Unis. L’originalité : chaque portrait en couleur de la danseuse en tenue de spectacle s’accompagne de son portrait en noir et blanc la représentant dans sa vie intime, démaquillée, avec ses habits de tous les jours ou ses enfants. Avec cette mise en parallèle, la photographe entend promouvoir le noir et blanc comme révélateur de la singularité et de la personnalité de chaque individu, quand la couleur semble artificielle.

Richard Avedon, Mental Institution, 1963 / Napalm Victims, 1971-1993

Parce qu’il représenterait le réel tel qu’il est, le noir et blanc est propice à la dénonciation et à l’engagement. C’est ce que rappelle le photographe de mode et portraitiste américain Richard Avedon avec sa série Mental Institution, dépeignant le quotidien dans un asile psychiatrique en onze photographies. Les visages des internés, où se lisent toute leur misère et leur détresse, suffisent à rendre la scène déchirante. L’usage du noir et blanc, en donnant à voir l’âpreté du monde, se voit conférer une certaine efficacité émotive. Le même procédé est employé par le même artiste dans ses portraits de victimes du napalm, cet inflammable utilisé par l’armée américaine contre des civils lors des bombardements de la guerre du Vietnam. Derrière chaque portrait, une vie, un destin brisés par la cruauté de la guerre, que le noir et blanc raconte sans superflu. Pas étonnant que les magazines photographiques les plus prestigieux aient employé le noir et blanc comme un gage de qualité.

Paul McCarthy, Bear and Rabbit on a Rock, 1992

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Le noir et le blanc, s’ils peuvent apparaître comme contraire dans leurs significations et leur origine, n’en sont pas moins complémentaires. Appelant à réconcilier les contraires, Paul McCarthy propose une installation assez surprenante, Bear and Rabbit on a Rock. Comme son titre l’indique, il s’agit de la rencontre entre un lapin (blanc) et un ours (noir) sur un rocher, dans une pose pour le moins suggestive. Jouant sur les contrastes (l’ours et le lapin, le noir et le blanc), l’artiste invite à dépasser la binarité qui structure les représentations humaines pour mieux embrasser la complexité du monde. Difficile de ne pas y voir un message adressé aux hommes : n’ayez pas peur de l’altérité, dépassez vos préjugés, et de la rencontre entre les différences adviendra le bonheur de l’humanité.

Adel Abdessemed, Coup de tête, 2012

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Pour terminer cette revue d’effectif des incontournables, il nous semblait difficile de ne pas parler de la dernière œuvre de l’exposition, qui se dresse à l’extérieur du bâtiment car trop imposante pour être exposée à l’intérieur : le Coup de tête d’Adel Abdessemed. Qui n’a jamais vu cette scène mythique de l’histoire du football, quand, en finale du Mondial 2006, Zinédine Zidane vint frapper de la tête l’Italien Marco Materazzi ? De cette scène familière, Adel Abdessemed propose une reproduction géante en marbre noir. La position des deux protagonistes entretient le doute sur le moment représenté : Zidane s’apprête-t-il à asséner le coup fatal, ou retire-t-il sa tête après ce geste de colère ? Comme avec Practice Zero Tolerance, l’artiste utilise le noir pour représenter le tragique et la violence. Une façon de terminer l’exposition de manière spectaculaire.

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