Jusqu’au 28 janvier 2018, le musée des Beaux Arts de Rennes se fait l’écrin d’une quarantaine de tableaux à l’histoire très particulière. Soustraites aux églises parisiennes en 1792, exportées vers le Québec par un certain abbé Philippe Desjardins, ces toiles d’art sacré seront dispersées dans toute la Belle-Province. Manne providentielle pour un Québec alors pauvre en œuvres, elles seront les premières références artistiques des peintres québécois. Leur exposition, organisée conjointement par les Musées des Beaux-Arts de Rennes et de Québec, résulte d’une aventure à part entière : rien n’a été moins aisé que de retracer le destin de ces toiles qui constituent pourtant une tranche majeure de l’histoire de l’art.

1792, Paris, France. Les biens du clergé sont nationalisés à tour de bras; les images pieuses ornant les églises parisiennes ne font pas exception à la règle. Tous ces tableaux ne connaîtront pas le même destin. Entre 1793 et 1797, un gigantesque tri est effectué par de successives Commissions : « Commission des monuments » « Commissions temporaires des arts » « Commission du Muséum »… La tâche des commissionnaires consiste à repérer, dans ce gigantesque patrimoine, quelles œuvres méritent d’enrichir les collections des musées français. Les tableaux des églises de Paris seront donc dispersés entre le Louvre et autres musées de provinces, dont celui de Rennes. Quant aux toiles que les commissionnaires n’ont pas jugé utile de conserver, elles sont destinées à la vente. Les critères expliquant cette discrimination sont encore mal connus et sans doute nombreux. Il est cependant probable que certaines œuvres aient été jugées trop « contemporaines » par ces messieurs du XVIIIe. Comme quoi, tout est une question de recul…

Claude Vignon, Saint Jérôme dans le désert
Claude Vignon, « Saint-Jérôme dans le désert », huile sur toile, 1630

Le destin des tableaux soustraits aux lieux de culte parisiens a déjà été le sujet de nombreuses expositions. Guillaume Kazerouni (voir notre portrait), responsable des collections anciennes du Musée des Beaux-Arts de Rennes, a contribué à l’organisation de deux d’entre elles : Les Couleurs du ciel, peintures des églises de Paris au XVIIe siècle au musée Carnavalet entre 2012 et 2013, et Le Baroque des Lumières : chefs-d’œuvre des églises parisiennes au XVIIIe siècle au Petit-Palais en 2017. Mais ces expositions n’effaçaient pas l’existence d’un chaînon manquant : parmi les œuvres vendues à la suite des Commissions, quelque deux-cents toiles n’avaient jamais été retrouvées. Ce trésor perdu serait resté à jamais un mystère si un universitaire québécois n’avait pas décidé d’en faire son sujet de thèse.

Les travaux de Laurier Lacroix, professeur émérite à l’Université de Québec à Montréal et auteur de « Le fond de tableaux Desjardins : nature et influence », se révéleront essentiels à la suite de l’aventure. La thèse de Laurier Lacroix permet en effet de retracer l’histoire de ces toiles que la France avait perdues des yeux. Et pour cause : elles avaient quitté l’Hexagone entre 1816 et 1820, sous l’impulsion d’un homme, Philippe Desjardins, et avec la complicité de son frère.

Philippe et Joseph Desjardins sont tous les deux des prêtres réfractaires. Leur refus de prêter serment à la Constitution civile du clergé en 1790 se paiera d’un exil vers l’Angleterre puis le Bas-Canada, à compter de 1793. En 1802, la paix d’Amiens permet à Philippe Desjardins de rentrer en France, un rapatriement qu’il effectue pour « raisons de santé ». À son retour, Philippe constate que les affaires familiales sont en train de péricliter. Il est urgent de renflouer les caisses de la famille, et c’est son séjour au Québec qui va lui apporter la solution.

En tant que prêtres ayant séjourné au Québec, Philippe et Joseph Desjardins sont bien placés pour savoir que les objets d’art font cruellement défaut aux églises québécoises. Arraché à la France en 1759 à la suite de la guerre de Sept Ans, le Bas-Canada, sous domination anglaise, est une terre encore trop rude pour que l’on s’y soucie de l’art plus que de la survie. La province ne dispose d’aucune réserve d’œuvres à proprement parler. Les artistes amateurs ne disposent d’aucune académie où se former et rares sont les maîtres européens prêts à expédier leurs tableaux hors du vieux continent. En 1670, le franciscain récollet Claude François, plus connu sous le nom de frère Luc, se rend en personne au Québec pour y peindre ses toiles. La dévotion dont son souvenir est désormais l’objet suffit à illustrer combien la démarche était exceptionnelle.

Jean Jacques Lagrenée, l’Incrédulité de Saint Thomas
Jean Jacques Lagrenée, « L’Incrédulité de Saint Thomas », huile sur toile, 1770

Ce manque d’images pieuses, Philippe Desjardins décide de l’exploiter. Dans sa correspondance au supérieur du Séminaire du Québec, le 8 mai 1803, il écrit : « J’ai trouvé par grand hasard, une foule de tableaux d’Église du premier mérite, tous originaux. J’en ai acheté pour près de 20 000 – au quart de leur prix […] en les achetant je regardais notre cher Canada. » En 1815, cent vingt tableaux au total sont entassés dans « 4 rouleaux et une caisse », ce qui ne présage rien de bon quant à l’état des œuvres à leur arrivée. Les tableaux prennent la mer en 1816 : Philippe Desjardins use de ses relations et obtient du ministre plénipotentiaire Hyde de Neuville qu’il embarque les œuvres parmi ses bagages. Elles arriveront à destination en 1817, après avoir été retardées à la frontière étasunienne et avoir voyagé en traîneaux dans le froid hivernal. Un second lot soixante tableaux rejoindra le premier en 1820.

C’est ainsi que débute l’aventure rocambolesque des tableaux des abbés Desjardins. Destinées à êtres revendues à des églises québécoises par Desjardins frère, les toiles n’ont pas été épargnées par le voyage et nécessitent restauration. La province ne dispose d’aucun artiste habilité à ce travail : ce sont donc des peintres locaux, dépourvus de tout bagage académique, qui seront embauché pour cette tâche. Une première génération d’artistes québécois se fera donc la main sur des Pierre d’Ulin et des Quentin Varin. Ce dont résulteront quelques anecdotes cocasses : ainsi voit-on apparaître parmi les restaurateurs un certain Jean-Baptiste Roy-Audy, auparavant artiste… Voiturier, qui poursuivra par la suite sa carrière de peintre. Si cette entreprise de restauration laborieuse affecte sans nul doute la qualité des toiles, elle aura pour mérite de fournir à ces jeunes artistes l’exercice dont ils avaient besoin.

Soumis à une restauration parfois maladroite, les tableaux devront également supporter des « repeints » parfois intempestifs. Ainsi, sur la toile de frère Luc Le Christ dicte la règle à Saint-François, on couvrira d’un voile l’entrejambe d’un angelot. Aux repeints de pudeur s’ajoutent des modifications de plus grande ampleur encore, motivées par l’iconographie locale. Vendu à l’église de Saint-Roch de Québec, L’apparition de la Vierge et de l’Enfant Jésus à Saint-Antoine de Simon Vouet en est un exemple frappant. L’ajout rapide d’une blessure à la cuisse, d’un chien, et de quelques pans de toile, suffira à faire du Saint-Antoine un parfait Saint-Roch. Pour que les toiles s’intègrent au mieux à l’architecture de leur nouvelle église, des changements de dimensions et de format sont également nécessaires. On a, et de loin, dépassé le stade de la restauration, pour s’aventurer sur le chemin tortueux de l’altération d’œuvres originales. En amont de l’exposition, un savant travail de « dérestauration » a donc été nécessaire.

Simon Vouet, Apparition de la Vierge et de l’Enfant Jésus à Saint Antoine
Simon Vouet, « Apparition de la Vierge et de l’Enfant Jésus à Saint Antoine », huile sur toile, 1630-1631

Bien évidemment, les quelque cent quatre-vingts tableaux du fond des abbés Desjardins ne suffisent pas à fournir les églises québécoises en œuvres d’art. Qu’à cela ne tienne : puisque l’on dispose à présent d’originaux, les copies peuvent enfin prendre la relève. Cent-vingt copies environ seront réalisées par une vingtaine d’artistes seulement. Certaines compositions se prouveront très populaires, en témoignent les nombreuses reprises du Christ en Croix pleuré par Marie Madeleine de Charles Monnet. Le nombre des copies représentant l’enfance et la passion du Christ en disent long sur la situation religieuse au Canada. Les copies ont beau être qualifiées de « médiocres » par certains, elles gardent leur place au sein des églises, qui ont grand besoin d’images pieuses. À ce titre, Laurier Lacroix écrit : « Ce sont moins des œuvres d’art que Philippe Desjardins a envoyé au Canada que des tableaux pour décorer les églises, où leur fonction se porte sur l’objet de la représentation plutôt que sur la représentation elle-même ».

La Mise au Tombeau, Jean Jacques Lagrenée
Jean Jacques Lagrenée, « La Mise au Tombeau », huile sur toile, 1770

Certaines des œuvres expédiées au Canada par Philippe Desjardins ne s’adaptent pas aux églises québécoises. Elles trouveront néanmoins un repreneur en la personne de Joseph Légaré, peintre de son état, qui puisera dans le fond des abbés Desjardins pour former sa propre collection. Les tableaux dont il fera l’acquisition lui serviront d’inspiration pour ses propres copies, mais seront avant tout à l’origine du premier « musée » de l’histoire du Québec. À partir de 1829, Joseph Légaré ouvre sa collection au public : il existe désormais un autre lieu que l’église pour contempler des œuvres d’art. Mais la fortune ne sourit pas à Légaré et les portes de sa Galerie de peintures de Québec se ferment en 1840, en raison d’un manque d’engouement du public. L’artiste réitère néanmoins en 1852 avec la Quebec Gallery, dont trente-trois des cent soixante-deux tableaux proviennent du fond Desjardins. Parmi ces toiles se trouvent des œuvres majeures telles que le Saint-Jérôme de Vignon ou le David et Goliath de Puget. À la mort de Joseph Légaré, la galerie est maintenue en état par sa veuve, puis les œuvres sont récupérées par le recteur de l’université Laval. Elles formeront le socle de la Pinacothèque de l’université Laval, qui ouvrira ses portes en 1874.

Le fond de tableaux Desjardins s’est montré essentiel à la création d’une école de peinture québécoise, en offrant aux artistes locaux la possibilité de s’exercer au travers de la restauration et de la copie des œuvres, mais également en s’affichant aux yeux d’un public jusque là privé de références artistiques. L’arrivée des toiles et leur dispersion dans les églises du Bas-Canada constitue donc un chapitre majeur pour l’histoire de l’art québécoise : d’aucuns parleraient même de prologue. Il est amusant de se rappeler que les mêmes tableaux furent rejetés par les commissionnaires français au lendemain de la Révolution. Ainsi, comme le dit Laurier Lacroix dans sa thèse : «  Ce qui était excédentaire dans un milieu culturel deviendra essentiel et central dans un autre ».

Louis de Boullogne, la Présentation au Temple
Louis de Boullogne, « La Présentation au Temple », huile sur toile, 1688

Si les tableaux du fonds Desjardins n’avaient pas été jugés essentiels au patrimoine de la France de 1793, ils font néanmoins partie intégrante de l’histoire de l’art française. Mis à part quelques toiles de maîtres italiens ou nordiques, les œuvres exposées proviennent d’artistes français, souvent majeurs. Certains tableaux retrouvés au Québec s’associent également à des œuvres demeurées en France et permettent de recomposer des ensembles que l’on croyait à jamais incomplets. C’est le cas du cycle La Sainte Famille de Nazareth dont la paternité est à ce jour un mystère. Attribué à un anonyme « de l’entourage de Simon Vouet », l’ensemble se compose de quatre toiles au total. Deux d’entre elles n’avaient jamais quitté le sol français. À noter qu’il ne s’agit pas là des seules œuvres dont l’attribution est encore un mystère.

Recouvrir l’ensemble des œuvres du fond des abbés Desjardins pour cette exposition s’est malheureusement révélé être une mission impossible. Dispersées dans tout le Québec, les toiles furent difficiles à réunir, quand elles n’avaient pas tout bonnement disparu. Beaucoup furent emportées par les mêmes incendies qui ravagèrent leurs églises, et ne nous sont parvenues que sous la forme de photographies : plusieurs de ces clichés ont d’ailleurs été réunis pour l’exposition.
Bien que le Musée des Beaux-Arts n’accueille au final qu’une quarantaine de toiles, il n’a pas à rougir de sa collection. L’exclusivité qui caractérise l’exposition suffit à témoigner de sa valeur : ces toiles n’avaient pas été réunies sur le sol français depuis le départ en 1816, et l’incroyable travail de recherche et de restauration fourni en amont laisse présager d’importantes découvertes pour l’histoire de l’art des deux côtés de l’Atlantique. Après tout, ce n’est pas pour rien si l’exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture…

L’exposition « Le fabuleux destin des tableaux des abbés Desjardins » est également dotée d’un pendant contemporain. Jusqu’au 4 février, le Musée des Beaux-Arts accueille deux œuvres de l’artiste québécoise installée en France, Julie C.Fortier.

Julie C.Fortier, Ascension
Julie C.Fortier, Ascension (4 parfums, 150 000 touches à parfum, 12m x 6m)

« C’était un rêve qui n’était pas un rêve » comporte deux installations pour le moins oniriques : Ascension, une œuvre murale olfactive composée de 150 000 touches à parfum, et Roadhouse, qui combine salle de projection et maquette.

C.Fortier Julie, Ascension, détail
Julie C.Fortier, Ascension (détail)

L’artiste déclare avoir été « inconsciemment influencée par le fond Desjardins » dans sa jeunesse, tant les images religieuses faisaient partie des références artistiques de base. Ses installations jouent sur les thèmes du voyage et du sacré, thèmes inhérents au parcours des tableaux Desjardins.

Julie C.Fortier, Roadhouse, C’était un rêve qui n’était pas un rêve
Julie C.Fortier, Roadhouse (C’était un rêve qui n’était pas un rêve)

Hors du musée, mais toujours à Rennes, les élèves des Beaux-Arts investissent les églises de Saint-Germain et de Toussaints jusqu’au 28 janvier. « 327 pas de l’une à l’autre » est le nom de ce parcours artistique reliant les deux lieux, entre les murs desquels ont été installées plusieurs œuvres d’art contemporaines. Réalisées par les étudiants, elles pensent l’église comme un cadre dans lequel le défi est de s’intégrer.

Elsa Leroy, Torsion des plans, église Toussaints
Elsa Leroy, « Torsion des plans ou la théorie des cordes », église Toussaints

Pari réussi… Avec plus ou moins de discrétion. Les œuvres étonnent, interpellent, et permettent de croiser les publics : ainsi les paroissiens sont invités à se rendre au Musée des Beaux-Arts tandis que les visiteurs du musée sont renvoyés vers les églises. Une belle démarche pour une exposition qui traite de l’art sacré.

EXPOSITION LE FABULEUX DESTIN DES TABLEAUX DES ABBÉS DESJARDINS
JUSQU’AU 28 JANVIER 2018
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE RENNES
Adresse : 20 quai Émile Zola 35000 Rennes
Horaires : lundi Fermé ; mardi-dimanche 10:00–17:00
Téléphone : 02 23 62 17 45

Morgane Russeil
Morgane Russeil est étudiante à Sc. Po. Elle réalise son stage de web-journalisme à Unidivers. Elle est également lauréate du 33e Prix du jeune écrivain francophone.

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