Le travail de Thu Van Tran oscille entre savoir-faire, mémoire et fragments. L’artiste est l’invitée des étudiants en Master Métiers et Arts de l’exposition* à la Galerie Art & Essai de l’Université Rennes 2, où est actuellement présentée Cao su pleure jusqu’au 18 avril. Une exposition sous forme de voyage transculturel, entre poésie plastique et pensée postcoloniale.

 

© Thu Van Tran

Artiste née à Hô Chi Minh-Ville en 1979, elle vit actuellement à Paris où elle mène ses recherches aux Ateliers de Sèvres. Diplômée de l’École nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris en 2003, elle suit en parallèle une formation artisanale en moulage chez les Compagnons du devoir. Sa pratique la conduit à utiliser différents matériaux : bois, cire, plâtre, photographie… Elle est aujourd’hui représentée par la galerie d’art contemporain Meessen Declercq.

C’est à la suite de plusieurs voyages du Brésil au Vietnam, que Thu Van Tran a récolté des fragments et des souvenirs du bois d’hévéa. Originaire du Brésil, la graine d’hévéa a été importée et exploitée par différents régimes coloniaux en Asie du Sud (Malaisie, Vietnam) – notamment par l’entreprise Michelin en Indochine à partir de 1925 – ainsi que sur le continent africain (Ghana, Liberia).

© Master « Métiers et Arts de l’exposition »

Aussi est-ce dans une démarche mémorielle personnelle et collective que l’artiste s’est (ré)approprié cette histoire économique et politique de la firme Michelin. Avec son faisceau de déplacements, d’identités, de territoires occupés et de liens intergénérationnels. L’espace de la Galerie Art & Essai propose alors au visiteur de découvrir une exposition, dont l’histoire de l’hévéa est le fil rouge, à travers dix pièces inédites : de la sculpture aux panneaux photosensibles en passant par l’installation et la vidéo en super 8.

Saigneurs

© Thu Van Tran

Cao su pleure (de cao su en vietnamien qui signifie « caoutchouc »), titre hybride entre le vietnamien et le français, évoque un premier déplacement, celui de la langue. Faisant référence dans ses œuvres au dialogue, à la mémoire collective et à un certain passé colonial, le travail de Thu Van Tran se situe entre force et fragilité, équilibre et instabilité, proche et lointain. L’artiste expose avec sincérité son intérêt personnel pour cette épopée dont elle a filmé les vestiges des plantations dans un projet intitulé Saigneurs, tourné entre le Brésil et le Vietnam.

Le titre fait référence à l’offrande : cette sève blanche produite par le bois d’hévéa, matière première du latex par la suite coloré pour la conception des pneus Michelin au Vietnam et Ford au Brésil. Usant d’un vocabulaire poétique et naturel, les œuvres présentées à la Galerie Art & Essai, conçues à l’échelle du lieu, retracent une certaine épopée du bois d’hévéa. Dans un espace tant discursif qu’esthétique, l’exposition joue sur les équilibres visibles dans le travail de l’artiste. Entre richesse et précarité des matériaux, les pièces exposées composent une partition suspendue et hybride où résonne un langage à la fois personnel et contemporain de l’aventure du bois d’hévéa qui se meut ici en une installation artistique, faisant écho à un passé historique.

« On a beau peindre blanc le pied de l’arbre, la force de l’écorce en dessous crie », Aimé Césaire, 1956.

Être et devenir Hévéa

© Thu Van Tran

L’exposition aborde les thèmes du lien, de l’identité et du territoire, mais questionne aussi les effets ou les méfaits des déplacements et des installations artificielles et arbitraires que Thu Van Tran nomme volontairement des « contaminations ». Sa démarche artistique est souvent inscrite dans une perspective métaphorique : « Le déplacement de l’hévéa peut être appréhendé comme une métaphore des transplantations culturelles et sociales au sein d’espaces coloniaux et postcoloniaux ».

© Thu Van Tran

L’artiste explore dans l’exposition différents médiums récurrents dans sa pratique : le bois, la cire, mais aussi le papier photosensible. La visite est ponctuée d’œuvres situées à la fois dans des espaces terrestres (sculptures) et aériens (pénétrables). Les pièces, pensées pour l’espace de la galerie, reposent sur des jeux de contraires, entre précarité et richesse.

La notion d’altérité de l’œuvre est illustrée par des effets d’équilibre ou de déséquilibre, comme avec La balle, un mobile suspendu en bois associé au caoutchouc ; forme future que prendra l’hévéa créant ainsi la tension et la fragilité de l’œuvre, elle-même déstabilisée par L’entaille, un outil de coolie imaginé par l’artiste.

© Thu Van Tran

Le visiteur découvre également des moulages en cire exposés dans trois structures qui détournent le concept de vitrine. Intitulée Être Hévéa, l’œuvre décline trois étapes de création sur le modèle de l’artiste fluxus Robert Filliou. Trois protocoles distincts : un « bien fait », un « mal fait » et un « pas fait », en écho à un processus de hiérarchisation et d’archivation de l’œuvre, traduisant une « esthétique de l’absence » selon les termes de Thu Van Tran. Au levant Fordlândia, Au couchant Phu-Riêng, est le nom de deux photogrammes installés côte à côte. L’œuvre ici est le résultat d’un autre moulage : celui de la lumière faisant disparaître les feuilles d’hévéa qu’elle avait révélée.

D’autres pièces sont à découvrir dans l’espace de la galerie, parmi lesquelles un film sur le devenir des plantations, des artefacts prélevés à Hô Chi Minh-Ville, ou encore un dispositif s’imprégnant de la matérialité du latex suspendu et de l’hévéa imprégné au sol, laissant derrière lui des traces indélébiles et irréversibles…

« Des arbres, des arbres, des millions d’arbres, massifs, immenses, courant droit vers les hauteurs. », Thu Van Tran, traduction subjective de Joseph Conrad, Heart of darkness.

Thu Van Tran, La Cavale, 2010 Plâtre et carton 44,6 x 32,6 x 3,6 cm. Crédits photo : Philippe De Gobert.

À découvrir également, l’espace d’exposition documentaire à la Bibliothèque Universitaire de Rennes 2. Pensé comme une « cellule de réflexion », l’espace met à disposition des visiteurs curieux une sélection de la Littérature consacrée aux thématiques de l’exposition ainsi que la monographie de l’artiste intitulé Our lights. Différents rendez-vous culturels sont programmés dans des lieux partenaires : Le samedi 21 mars a été projeté le documentaire Maison Tropicale du réalisateur Manthia Diawara au FRAC Bretagne. Une lecture d’extraits d’œuvres de Marguerite Duras et Edouard Glissant, interprétée par la comédienne Sarah Amrous le 25 mars à la galerie Art & Essai. Le dimanche 12 avril au Ciné-TNB : Tabou réalisé en 2012 par Miguel Gomes, film en noir et blanc situé entre Lisbonne et le Cap-Vert.  Enfin, le lancement de « La Rouge » aux éditions Lendroit aura lieu à la Galerie Art & Essai le jeudi 16 avril 2015. Pensée comme un espace collectif de recherche et de réflexions autour des thématiques abordées dans l’exposition, la publication offrira une sélection de textes et de visuels dans un format expérimental. 

Manthia Diawara « Maison Tropicale » Video still, 2008. Courtesy of Maumaus, Lisbon.

 

Commissariat : Promotion Master 2 MAE 2014/2015 avec : Gabrielle Camuset, Lorenz-Jack Chaillat, Kim Coz, Taous Dahmani, Camille David, Delphine Fauchereau, Maëlle Gérard, Marion Hamard, Marie Lefèvre, Alice Lognonné, Alice Orefice, Margaux Paturel, Leslie Rivalland, Mickaël Tkindt, Margaux Waquet. Sous la direction d’Elvan Zabunyan, Marie-laure Allain Bonilla et David Perreau.

Exposition à la Galerie Art & Essai du 6 mars au 18 avril et à la bibliothèque universitaire du 6 mars au 3 avril 2015.
Entrée libre du lundi au samedi de 13h à 18h. Accueil des groupes sur rendez-vous.

* Le Master 2 « Métiers et Arts de l’exposition » offre la possibilité aux étudiants sur une année de devenir les commissaires de leur propre exposition, dans la galerie de l’Université. Le projet, collectif, s’organise selon différents pôles : Gestion et administration, régie, communication, édition et médiation. Cette formation professionnalisante, alliant la théorie et la pratique, est une véritable mise en application en vue de la réalisation de toutes les étapes d’une exposition, du contact avec l’artiste à la publication d’une édition en passant par le choix et le montage des œuvres.

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