Essential Killing, un film de Jerzy Skolimowski avec Vincent Gallo et Emmanuelle Seigner. Capturé par les forces américaines en Afghanistan, Muhammad est envoyé vers une prison secrète américaine située en Pologne. Lors d’un transfert, il réchappe d’un accident et se retrouve en fuite dans une forêt enneigée. Traqué par des soldats de l’ombre, Muhammad, Vincent Gallo, galope après sa survie. Une chasse à l’homme d’une heure trente. Une parole raréfiée dans une atmosphère de montagne glacée. L’ensemble est honorable, des qualités indéniables, mais des faiblesses à l’avenant.

 

À 73 ans, après l’intrigante dureté de Ferdydurke, en 1991, et de Quatre nuits avec Anna, en 2009, Jerzy Skolimovski poursuit avec Essential Killing un dépouillement de la trame narrative traitée à coup d’énergies sèches.

Les premières images alternent vue du ciel et relief escarpé des dunes crème d’Afghanistan. Trois soldats américains couverts par un hélicoptère recherchent un objet. Pris pour cible par un afghan aux traits christiques qui arrive à surmonter sa peur pour faire feu, ils sont déchiquetés par le tir de bazooka. Sonné par une roquette tirée depuis l’hélicoptère en réponse, le tueur est arrêté et conduit dans une base de l’armée américaine. Il est interrogé, mais ne peut répondre en raison de la surdité dans laquelle l’a plongé l’explosion de la roquette. Il est torturé.

Le choix d’aller au-delà d’une simple opposition entre armée américaine et taliban fondamaliste a le mérite d’éviter le cliché. Reste en filigrane une dénonciation de l’installation secrète d’une base de torture étasunienne en Pologne qui avait été révélée par Human Rights Watch en 2005.

Lors d’un transfert de nuit vers cette base polonaise, le présumé taliban s’échappe. Commence une quête de survie dans le jour tamisé d’une forêt enneigée. La traque de l’évadé filmé en caméra subjective est scandée et ménage quatre types de temps. Le temps des rencontres et des luttes. Les expériences intérieures (ponctués de flash-back – plus ou moins efficaces – où l’on entrevoit l’aimée afghane, laquelle a sans doute fait les frais d’un dommage collatéral). Des temps hallucinatoires (baies toxiques, oiseaux de mauvais augure, meute de chiens sauvages). Enfin, la subsistance : le sein nourricier d’une mère croisée sur un chemin ou quelques surgeons de vie dans une nature à la sève confinée par la glace.

Le spectateur comprend qu’il n’y aura pas de retour à Ithaque dans cette odyssée. Il est invité à faire corps avec celui qui va vers un ailleurs qui ne mène sans doute nulle part. Ou plutôt, vers une inévitable fin : disparition et dissolution ou résurrection et apothéose. Cet accompagnement lie l’attention du spectateur à la conscience en alerte du fuyard. Là sourd une  dimension spirituelle dans le questionnement du réalisateur, une dimension phénoménologique dans la réalisation.

Dans une temporalité où des heures deviennent tout à la fois des minutes et des jours, les stades de cicatrisation de la blessure sur la joue droite de Vincent Gallo suggèrent que la seule temporalité qui vaille finalement est celle de la chair. De la chair et de sa souffrance.

Chaque geste entraîne sa conséquence, chaque inconséquence son risque vital, la régression à l’animalité devient loi. Vincent Gallo fuit pieds nus dans la neige, dans l’eau glacée, l’un de ses pieds est déchiré par un piège à loups. Raisonnablement, la traque n’aurait pas dû durer bien longtemps eu égard à l’état de faiblesse et d’infirmité du fuyard. La solution du réalisateur est de faire basculer le film dans une sorte de conte existentiel.

Les motifs tranchés narratifs se mettent au service d’un retour au naturel. Le naturel dépouillé de la survie humaine et de la nature cosmique. Le fuyard puise en lui des forces inconnues, restaure des sédiments animaliers enfouis dans son être : chaque insecte, oiseau et mammifère croisé renvoie à une dimension intérieure. La consommation de l’écorce d’un arbre et d’un poisson cru suggère une eucharistie animiste.

Hélas, la rencontre avec une femme muette interprétée par Emmanuelle Seigner affaiblit la tension dans la demi-heure finale. Illustration d’une philanthropie première qui survivrait dans un monde de brutes, la jeune montagnarde recueille et soigne l’homme traqué. L’actrice – tout à la fois maquillée, sourde et regardant un match à la télévision – laisse dubitatif. Qui plus est, après l’avoir recueillie et soignée la nuit (ou plus?), elle le congédie au matin, mais en le confiant à son cheval. Ce n’est donc pas l’option de la résurrection qui a été retenue par le réalisateur. Le fuyard exténué et affalé sur un étalon blanc largue le port pour sa dernière dérive. Jusqu’à la scène finale, métaphore initiatique éculée : le fuyard meurt au pied de l’étalon qui poursuit sa déambulation au sein de la nature…

Si dépouillement et énergies servent une mise en scène bien orchestrée, la cohérence d’ensemble souffre néanmoins de défauts techniques, notamment d’un montage à certains endroits maladroit. Reste une radicalité formelle, une mise en scène équarrie, le jusqu’au-boutisme d’un Vincent Gallo qui signe là une excellente performance physique d’acteur. Essential Killing est une toile au pinceau sec produite par la rencontre des obsessions, névroses et expériences-limites d’un réalisateur et d’un acteur. Si la partie émergée fonctionne bien, une certaine illisibilité grève ses profondeurs. Et l’illisibilité ne confine que rarement au mystère. On est loin de l’intensité évocatoire des tribulations de Stalker de Tarkovski ou de Dead Man de Jarmush – deux phares en matière de récits initiatiques sous forme de Nature Filming.

Some are born to sweet delights, some are born to endless nights

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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