Etant donnés, c’est le nom d’une œuvre de Marcel Duchamp, mais aussi – depuis 1977 et surtout avec l’album La Vue en 1979 – un maelström artistique animé par le couple de frères Éric et Marc Hurtado. Avec une interrogation continue : le rapport du regardeur et du regardé. Ce, à travers musique expérimentale, poésie, performances, images, vidéos, films. Et voilà que les deux frères viennent d’accoucher un long métrage intitulé Jajouka, quelque chose de bon vient vers toi. Une magnifique impression cinématographique de très anciennes légendes shamaniques du Maroc. Une troublante évocation poétique des musiques de transes des Maîtres musiciens de Jajouka.
Myriades de projets, expressions tous azimuts… Marc Hurtado fait le point (poing) avec Unidivers sur l’essentiel, la poésie et l’amour comme raisons ultimes de l’art. Des années (80) de pure avant-garde à la française avec les albums radicaux (Plutôt l’exil du cinq doré, L’Eclipse, Le Sens positif) et ses films (Aurore, Royaume, Bleu) aux crépitantes aventures avec l’ultime punk Alan Vega (Sniper), en passant par le ressouvenir socratique de la noirceur incandescente du poète Georg Trakl mise en son avec l’artiste extrémiste Michael Gira (Swans) il s’agit, toujours et à jamais, d’une remise à l’endroit des sous-bassements conséquents de « l’underground » artistique et de ces caciques.
Des incroyables ballets oniriques de Etant Donnés – à la fois chtoniens, végétaux et cosmiques – Marc Hurtado a gardé, au cœur de toutes ses activités (musique, écriture, peinture, vidéo, scène) la radicalité alchimique et stellaire. Que la musique se fasse plus électro, moins concrète, plus urbaine et moins panthéiste, le cri provient toujours de l’antre la plus profonde de la psyché humaine. Transe et extase sont le point de mire.
Basculant par dessus la ligne fixe du langage rationnel, il s’agit de renouer avec la sagesse sauvage d’une humanité sans feu ni lieu. Le cœur prime. La beauté s’exprime et se mire dans l’exhalaison mercurielle de la chair porteuse indicible de l’esprit. La cible mouvante et émouvante, le cœur transfiguré par l’étonnement radical. Dans la moindre de ses inspirations, dans toutes ses aspirations le souffle stellaire de l’humain comme germe tourmenté de la créativité, comme semence galactique d’un acte créateur visant à une fusion amoureuse de tout en tous.
Il n’y a pas d’autre dépassement en dehors de celui-là, la réalisation d’états supra-humains, dont l’art et la poésie offrent, dans des illuminations symboliques, la représentation des degrés, fixant en formules de lumières le rythme de l’ascèse, taillant des marches dans la glace vive des parois vertigineuses le long desquelles le pied est aile, l’aile de Mercure, le guide divin, père et inspirateur des poètes auquel il montre les mondes infinis de la création de l’esprit dans l’esprit. G. De Giorgio (« Mercuriales viri » in L’Instant et l’Eternité, Archè, Milan, 1987, p .137)
ENTRETIEN
Unidivers – Pessoa disait : être homme c’est ne pas se contenter. Avec Etant Donnés et dans vos œuvres propres, il me semble bien que vous avez, avec une belle constance, illustré ce propos…
Marc Hurtado – Je ne sais pas, j’avance sur un chemin qui se construit de mon propre aveuglement, de mon volontaire éblouissement, je suis dans l’axe du soleil et le mystère qui se cache dans l’ombre de mes pas, dans le reflet du miroir est un ciel bleu, infini, absolu.
Une joie sans limites m’envahit quand j’observe la feuille qui vibre, le caillou qui roule, la fleur qui s’ouvre ou la vague qui claque.
Le ciel se nourrit de nos corps dans un silence apparent, mais ce silence n’est qu’un rideau de feu qui cache une tempête stellaire.
Voilà pour le contentement et pour ce qui est de la constance elle n’est liée qu’a une évidence : l’immobilité est le mouvement dans le mouvement, lumière dans lumière, destruction de la notion du temps et par la même, destruction de la notion de différenciation entre le corps et l’esprit, entre la matière et la chair, la vie est dans tout et tout est dans la vie, tout est dans tout.
Cette citation de Pessoa provient de ses cycles de poèmes dits « ésotériques »… ce n’est pas au hasard, cette dimension ésotérique, alchimique est encore une fois très présente, sinon prégnante dans Jajouka, le long-métrage (enfin) réalisé avec votre frère…
Marc Hurtado – Dans le film « Jajouka, quelque chose de bon vient vers toi », deux dimensions s’entrechoquent, celle de la légende et celle de la réalité, il n’y a pas d’expression réelle de notre part, mais plutôt une impression qui s’impose à nous sous la forme d’une totale transparence face aux rites perpétrés par les Maîtres Musiciens de Jajouka. La dimension ésotérique ou alchimique est celle que les musiciens atteignent dans la pratique transcendantale de leur musique magique.
Leur monde est très proche du nôtre, dans son intérieur comme dans sa face extérieure et c’est pour cela qu’il n’y a pas eu de collision, mais plutôt une fusion entre nos deux mondes, nous nous sommes littéralement fondus dans le leur en essayant d’être le plus proche possible du cœur de l’atome Jajouka.
Nous disons « enfin », car vous avez porté ce projet longtemps avant qu’il ne voie le jour… « Leur monde est très proche du nôtre », dites-vous… Pourtant, vous naviguez dans les « eaux troubles » d’une création artistique radicale et occidentale, eux non… ?
Marc Hurtado – La musique de Jajouka est très radicale et leurs rites paniques, tout comme ceux de guérisons de la folie, sont d’une extrémité absolue.
Éric et moi sommes nés au Maroc, nous y avons vécu nos premières années puis plusieurs mois par an tous les ans jusqu’à notre adolescence.
Ce pays, ses coutumes, ne nous sont pas vraiment étrangers, nous n’avons pas tourné le film avec une vision occidentale sur tous ces rites, mais avec une vision positionnée à l’intérieur même des légendes, de la musique, des hommes et de la terre du village.
Je ne vois rien de « trouble » dans notre travail, au contraire tout y est extrêmement limpide, lumineux, à mes yeux.
L’expression « réelle de votre part » se tient dans la part de fiction que vous avez, « de part en part », mêlée aux images plus « documentaires »… Ces personnages que vous avez mis en scène, d’où viennent-ils, de quel « mystère » (au sens presque médiéval des « mystères » théâtraux) ?
Marc Hurtado – Tous les personnages mis en scène dans le film sont tous scrupuleusement issus des rites , des contes et légendes de Jajouka, tels que nous les a racontés Bachir Attar, chef des Maîtres Musiciens de Jajouka. Les écrits de Brion Gysin ont aussi été d’une grande aide pour mettre en scène certains rites, comme ceux du singe par exemple, qui ne sont plus perpétrés au village de nos jours, mais qui ont été très bien décrits par Brion Gysin dans plusieurs de ses livres.
Rien n’est inventé, un croisement constant s’effectue tout au long du film entre le temps mythique de la légende, celui de la fondation des rites et le temps actuel de la perpétuation de ces mêmes rites.
Il est intéressant d’ailleurs de voir comment certains personnages, par exemple Aisha Kandisha, la démone des montagnes est interprétée dans la réalité par un homme travesti.
Par contre, il est vrai que nous avons volontairement tourné le film sous une forme très poétique, ce qui donne au film cette esthétique d’un conte vieux de plus de mille ans dont les pages sont creusées dans la terre de Jajouka.
Mais, au fait, comment / par quoi fait-on le distinguo entre les œuvres de Marc Hurtado, celles de Etant Donnés et celles de Éric et Marc Hurtado ?
Marc Hurtado – Pendant de longues années j’ai laissé croire que mes films tournés en pellicule cinéma 8MM étaient réalisés à deux, ils étaient présentés en tant que « films de Etant Donnés », puis en 2009, à l’occasion d’une rétrospective de mes films au Festival ” Cinéma du Réel” à Beaubourg, j’ai décidé de dévoiler que tous les films de Etant Donnés étaient en fait réalisés par moi seul.
Ce n’est pas une volonté égoïste ou égocentrique, mais je pense que le fait que le spectateur réalise que tout ce que l’on voit dans ces films n’est qu’autofilmage et qu’il n’y a donc plus de différence entre filmeur et filmé ouvre une des dimensions les plus importantes de mes films.
Ils sont l’expérience poétique d’un homme seul face à l’espace, face à lui-même, face au miroir, il n’ y est question que de filmer le microcosme pour dévoiler le macrocosme.
Ils ne sont donc plus nommés en tant que « films de Etant Donnés », mais en tant que « films de Marc Hurtado ».
Depuis 1977 Éric et moi n’avons réalisé que trois films ensemble parmi les 18 films que j’ai tournés :
« Des autres terres souples ( pré – monde l’âme où ma vue cède ») en 1978, tourné en pellicule 8MM , «Le Paradis Blanc» en 1984, tourné en caméra de surveillance vidéo noir et blanc et bien sur “Jajouka, quelque chose de bon vient vers toi” en 2012, tourné en pellicule Super 16MM.
Il en est de même dans la musique, c’est moi qui ai créé toutes les oeuvres musicales de Etant Donnés, à part les tous premiers enregistrements durant les deux premières années d’existence du groupe avant 1980.
Éric n’a jamais été réellement intéressé par la pratique musicale, il est un grand poète,un grand théoricien, un grand photographe, mais surtout un grand performeur et je pense que les spectacles d’Etant Donnés, essentiellement basés sur le rapport magnétique entre Éric et moi, sont l’épine dorsale et la sève vitale de notre œuvre.
Pour ce qui est des œuvres crées sous mon propre nom elles sont quelques fois très lointaines de celles crées avec Etant Donnés et parfois très proches, je collabore aussi beaucoup avec des artistes avec qui j’ai des rapports amicaux et artistiques très forts. J’ai l’impression de faire toujours le même geste , que ce soit en peinture, en film, en musique, en poésie ou sur scène, les formes sont différentes, mais le fond est toujours le même, l’impact et la cible sont toujours le même astre.
Pour ce qui est des travaux d’Éric, je ne peux pas en parler à sa place, mais je pense que son travail photographique est extraordinairement pur, mystérieux, dépouillé et totalement dégagé de la sphère d’Etant Donnés.
Son travail est autonome, libre, intemporel et ce sont autant de points en communs qui nous rejoignent et peuvent résumer nos travaux respectifs en solo.
Parmi ces artistes avec lesquels vous collaborez on trouve Alan Vega, Lydia Lunch… et on les relit généralement à une urbanité assumée alors que par votre travail on vous relierait plutôt à une nature sublimée, transcendée, parfois, certes à travers une certaine “torture”, mais qui relève, encore une fois plutôt d’une phase alchimique de nigredo, de putréfaction avant l’aurification … Comment expliquez-vous et travaillez-vous ce grand écart , ou comment vous travaille-t-il ? Le paradoxe du grand œuvre ?
Marc Hurtado – Tous les artistes avec lesquels j’ai travaillé sont des êtres complexes avec qui j’ai eu envie de partager mon travail pour chercher quelque chose de différent à ma propre cosmogonie, peu importe d’où ils viennent , ce qui m’intéresse avant tout est leur art et je m’adapte à chaque fois à leur monde artistique.
La collaboration se fait dans l’espace, dans les ondes, dans les vibrations, dans la chair commune qui nous relie, nous ne devons faire qu’UN, cet effort pulvérise tout ego ou rattachement à un lieu ou un temps particulier.
Je ne veux pas être relié à une forme de lieu, d’espace ou de temps donné, la lumière vit dans l’obscurité et vice versa, tout ce qui compte est le résultat et la fusion de deux êtres, de deux flèches qui doivent vibrer à l’unisson, percer le même mur de sang par le même et seul trou.
En fut-il de même pour la collaboration avec Michael Gira de Swans lors de la réalisation de l’album Offenbarung Und Untergang By Georg Trakl ? Comment s’est faite la rencontre ? Pourquoi précisément autour de Georg Trakl ?
Marc Hurtado – Georg Trakl est un poète extraordinaire dont la vie et l’oeuvre sont totalement reliées.
Ses angoisses, ses tortures, ses obsessions face aux rapports incestueux qui le liait à sa soeur et la souffrance, la culpabilité, la propulsion fantasmatique face à l’enfant qu’elle perdit en couche, hantent toute son oeuvre et spécialement le poème Offenbarung und untergang.
Nous connaissions le disque des Swans «Die tür ist zu» sur lequel Michael Gira chante en allemand et nous n’avons pas hésité une seconde avant de l’inviter à chanter ce poème sur notre disque, il a immédiatement accepté à la lecture du poème.
Nous nous sommes réunis dans un studio à Berlin en 1999, avec Mark Cunningham du groupe MARS, Saba Komossa du duo DELKOM( avec Gabi Delgado de DAF) et avons enregistré le disque en un jour et une nuit seulement.
Le lendemain, nous avons joué pour la seule et unique fois l’album entier live sur scène lors du festival Prix Europa retransmis en direct sur la Radio Télévision publique Allemande Sender Freies de Berlin.
Nous nous sommes de nouveau réunis quelques années plus tard lors d’une tournée en France qu’Éric et moi avions organisée avec Michael Gira, Genesis P-Orridge et son projet Thee Majesty et les Maîtres Musiciens de Jajouka.
Une très forte amitié et complicité s’est dévoilée au cours des années et je pense que Michael était la parfaite personne pour chanter ce poème de Trakl.
Il chante Allemand avec un accent étranger difficile à situer et cette particularité nous plaît beaucoup, car elle est en symbiose avec le rapport qu’entretient Trakl à lui même dans ce poème, il s’y place comme étranger à lui-même , à ses actes et pensées supposés.
On l’aura (je l’espère) compris à la lecture de cet entretien, votre travail artistique, quelle qu’en soit la forme, est éminemment «poétique»… Diriez-vous, en ce sens, qu’il est éminemment anarchiste et spirituel ? Un art de transmutation ?
Marc Hurtado – La poésie dévoile la réalité, elle libère l’invisible , se construit de l’intemporel et a une fonction de voyance et de connaissance de l’inconnu extraordinaire.
Que ce soient chez les Troubadours, Rimbaud ou Lorca , la poésie détient cette esprit de vérité, de révélation qui relie dans une même dimension tous les grands poètes.
Je ne cherche pas à être un poète ou a créé un acte poétique, tout cela s’impose à moi comme la seule forme dans laquelle l’oeuvre peut exister, c’est la seule voie possible à mes yeux si l’oeuvre doit vivre dans un espace sans forme précise et temporalité définissable.
La poésie est une arme et non pas un outil, elle doit aider l’être à vivre, à comprendre sa vie et la défendre.
Mon travail est autant spirituel que matérialiste, je ne connais pas de différence entre la matière et l’esprit, toute matière est spirituelle, tout est atome, tout est rêve.
L’anarchie est un concept, un mouvement, un rattachement politiques et tout ceci ne m’intéresse pas, car, je ne veux penser et agir que dans la plus grande liberté, indépendance, livré à moi même au milieu de l’océan.
La transmutation est un mot qui décrit un changement d’état et s’il y a une quelconque transmutation dans mon art elle doit être constante et totale, pouvoir se nourrir d’elle-même pour atteindre la totale transparence et l’immobilité de celui qui avance à la vitesse de la lumière dans l’invisible.
Deux. Deux êtres. Deux corps. Une fusion. C’est ce qui était le propos, ce qui était à l’oeuvre dans les travaux d’Etant Donnés, et plus particulièrement lors de vos performances… Pouvez-vous nous parler de celles-ci ? Est-il encore envisageable de voir Etant Donnés se produire sur scène ?
Marc Hurtado – Les performances d’Etant Donnés sont en effet nourries par le rapport de dualité très fort entre mon frère et moi, nous agissons à l’unisson reliés par le même sang et cette particularité nous permet de ne faire qu’un sur scène, il est donc plutôt question d’un rapport de dualité entre nous deux d’un côté et l’ensemble du public de l’autre.
Nous rendons aveugle et sourd notre public pour leur permettre d’entrer plus encore au coeur de l’action, de faire partie intégrante du processus de désintégration spirituelle et charnelle scénique, une boule de feu rencontre une autre boule de feu et forme une grande boule de feu, voici le résumé de nos performances.
Que se passe-t-il réellement sur scène, qu’entend-on vraiment, qui est acteur, qui est spectateur, sommes-nous dans une salle de spectacle , celui ci a-t-il duré cinq minutes ou une heure, est ce vraiment un spectacle ou plutôt un morceau de vie partagé ? Ces questionnements correspondent à une volonté de destruction totale de tous les paramètres de la représentation scénique.
Avec les spectacles de Étant Donnés nous recherchons à toucher l’universel, a déclenché un bouleversement chez le spectateur proche de l’ impact de la force transcendantale de l’amour qui dépasse toutes notions de plaisir ou de souffrance, il nous faut toucher l’homme directement par le cœur.
Pour ce qui est du futur d’Etant Donnés, nous préparons actuellement un nouveau disque et quelques spectacles.
L’Amour ? L’Union ? Ne sont-elles pas finalement le centre et le but de toute votre œuvre ?
Marc Hurtado – L’amour est certainement au centre de mon oeuvre, car pour moi l’amour est dans tout et tout est amour, je pense que l’univers est entièrement composé de cellules amoureuses. L’union est essentielle si l’on veut avancer, l’homme a besoin du chemin pour avancer, il a besoin de la pesanteur pour ne pas s’envoler, l’union est le résultat de l’attraction entre tout corps massif, mais le + à besoin du – pour exister c’est-à-dire que l’union doit se réaliser dans l’opposition qui les relie.
Aimant + Aimant –
Nous sommes unis pour la vie.
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