Enki Bilal, le célèbre auteur de BD a présenté aux Champs Libres, le mardi 5 novembre, son dernier album, La couleur de l’air, troisième et dernier tome de la trilogie Coup de sang. Rennes a répondu présent à l’appel de l’Automne littéraire pour écouter Enki Bilal commenter sa vie d’artiste. La salle remplie, silencieuse, était subjuguée par l’invité qui a raconté sa trajectoire, ses sources d’inspiration et ses méthodes de travail.

 

Enki Bilal
Enki Bilal

Pour comprendre son parcours, Enki Bilal l’a inscrit dans les grandes tragédies de l’Histoire contemporaine. Un petit film a aidé à découvrir le travail du créateur dans son atelier parisien confronté aux malheurs de la planète. Sarajevo, l’hôtel Moskva de Belgrade, son chat, les déflagrations de la guerre d’ex-Yougoslavie et les visages graciles tourmentés de ses héros résonnent dans ses albums comme des réminiscences subjuguées, des flèches évanescentes renvoyées du passé pour interpeler le futur. Interrogé sur son existence peu commune, le dessinateur est d’abord revenu sur ses grandes périodes marquées par ce monde haletant, tendu, plein de dissension.

Il y a eu au départ la collaboration avec Christin où il traitait le fait politique et social de manière réaliste. Le communisme et le fascisme étaient alors des dangers manifestes pour l’humanité. Cela paraissait naturel de s’exprimer sur ces sujets. Puis il y a eu la guerre d’ex-Yougoslavie qui a fait éclore le Sommeil du Monstre et la tétralogie subséquente. Sans ce conflit transfigurateur, l’auteur déclare qu’il aurait peut-être été un simple créateur de BD gros-nez comiques. Qui sait…

enki bilal trilogieEnfin, le cataclysme du 11 septembre est arrivé. Et l’obscurantisme actuel n’est que la conséquence des inactions des années 80 qui avaient déjà vu se déployer la barbarie des talibans dans une indolence totale de l’Occident. « Ce monde est vraiment inquiétant et aberrant », dit-il. Et rajoute que « c’est terriblement terrible ». D’autant plus qu’il avait tiré la sonnette d’alarme à plusieurs reprises, comme lorsqu’il a anticipé l’attaque des twin towers dans le Sommeil du monstre à la manière d’un auenki bilal couleur de l'airteur de science-fiction, d’un Léonard de Vinci ou d’un Nostradamus moderne.

Est-ce la peur qui l’inspire ? demande l’animateur du débat. « Non, ce n’est pas la peur qui me pousse à créer, c’est plutôt l’horreur qui me tétanise. » Et pour l’auteur, c’est paradoxalement stimulant de s’épancher sur ce matériau cataclysmique. La gestion galvaudée de la mémoire et la répétition des erreurs du passé constituent le terreau de son terrain de jeu, le grain à moudre que crayonnent les pastels. Le dessin en est le moyen d’expression immédiatement utilisable et réalisable. Secondairement, il y a le plaisir apaisant de l’écriture, et plus encore celui de la construction du scénario par l’absurde qui se tisse tel un canevas sans que le scénariste en sache le dénouement final au préalable. Il reconnaît un côté jouissif à être le premier lecteur de sa création. Ensuite, il se retrouve parfois dans la peinture, qui, selon lui, est une activité spéciale, requérant du temps et de l’énergie. Enfin, le cinéma est une autre possibilité, mais plus compliquée à mettre en place, plus coûteuse bien sûr, surtout avec ses scénarios qui ne sont pas classiques.

enki bilal couleur de l'airL’auteur admet que ses héros ressemblent aux visages d’ex-Yougoslavie, au sien, et même à celui d’un acteur allemand. Concernant la technique, il a quitté sciemment le hachurage de ses débuts pour s’adonner plus librement à l’acrylique, la gouache et les pastels qui lui permettent de rehausser les valeurs des couleurs, véritables vernis chatoyant de ses planches à dessin. En la matière, le bleu est la couleur dominante. Le bleu de la mer, celui du ciel, et de l’optimisme qui est sous-jacent à son œuvre. Un second degré qui ne lui est pas reconnu d’emblée, mais dont il se réclame fortement. Un humour noir qu’il a sûrement hérité des pays de l’Est où il faisait bon relativiser afin de rendre plus vivable les conditions de vie insoutenables.

Son parcours talentueux l’a conduit jusqu’à cet album, La couleur de l’air, dernier-né de la trilogie amorcée par Animal’z et Julia et Roem. La construction d’Animal’z s’apparenterait selon lui à un western, celle de Julia et Roem à une pièce de théâtre, La Couleur de l’air à un road movie.

enki bilal couleur de l'airEn effet, après les éléments terre et mer, Enki Bilal propose l’air symbolisé par une espèce d’arche de Noé concentrée dans un Zeppelin ayant aspiré en son sein tout l’attirail positif nécessaire pour reconstituer une nouvelle vie et recomposer un Nouveau monde. « Apoca-terra-lyptique » serait le mot triptyque qui pourrait figurer cet album fin de monde. « Je me rebelle, je me révolte, je me réorganise. » C’est ainsi qu’en lieu et place d’une intervention divine, la Terre prend en main l’avenir du monde suite à un dérèglement climatique qui a été la goutte d’eau de trop. Cette fable fait ressortir l’essentialité des puissantes créations humaines à travers notamment de fortes citations. Théodore Monod nous rappelle que « l’utopie, ce n’est pas ce qui est irréalisable, c’est ce qui est irréalisé ». Ainsi, la Terre prend le corps, elle nettoie, elle gère. « C’est extraordinaire, elle fait œuvre de morale ». Elle nous redonne une chance et ce n’est pas du hasard. Enki Bilal, par le truchement de l’immanence terrestre, scénarise dans La Couleur de l’air une réinvention du monde. Même les personnages perdent leurs noms après cette métamorphose. Tout est à recommencer en perspective d’une aube renaissante cristallisée par une réédition de couleurs paradisiaques bercées par le soleil et des sourires réapparus comme par la grâce d’une nature bienveillante.

enki bilal couleur de l'airLa trilogie Coup de sang est un modèle alternatif suggéré par l’auteur. Après son présage sur la fin du communisme et sur les attentats du 11 septembre, ne serait-ce pas à nouveau un éclair de génie du dessinateur ex-yougoslave ? Enki Bilal vaut le détour. Plus que l’œuvre elle-même, le personnage attire notre esprit en demande d’artistes intelligents et généreux. Et le public intéressé et cultivé ne s’est pas trompé. Des questions lucides ont fusé : sur sa technique, son inspiration, sur la sensualité présente dans ses dessins, sur la question de Dieu, etc.

La trilogie Coup de sang d’Enki Bilal regorge de pressentiments. Verra-t-on un jour se propager ce scénario « apoca-terra-lyptique » ? Attendons le jour où comme disait Alphonse Karr « le soleil se cachera parce qu’il aura des horreurs qu’il refusera d’éclairer ».

La Couleur de l’air Enki Bilal, Casterman, 22 octobre 2014, 96 pages, 18,00 €

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