Dans la tête d’Émilie, c’est souvent le « balagan » (bordel, en hébreu). Les mots se mélangent et fichent le bazar et cette préado de 12 ans a même dû, sur les conseils de sa grand-mère, inventer Croquebal, un ogre imaginaire qui mange les mots qui lui encombrent la tête. Croquebal est quasiment son seul ami, car cette fillette précoce est mal aimée au collège ; elle est rejetée parce que différente : pas branchée, pas assez superficielle, pas « mode » pour deux sous.

Par bonheur, elle s’évade dans la peinture. Mais pas de bol, sa peinture a plutôt tendance à effrayer sa famille… Alors que, pourtant, elle édulcore sur la toile les visions qu’elle a dans la tête, rendant ses créations « visibles » pour les autres, leur enlevant une grande partie de leur violence. Mais ça n’empêche pas son père d’avoir une drôle de réaction quand il découvre son dernier tableau. Émilie sent qu’il y a quelque chose qui chiffonne ses parents, qui les trouble même au plus haut point. Ils ne peuvent pourtant pas savoir qu’elle a représenté son cauchemar récurent, puisqu’elle ne leur en a pas parlé et que malheureusement, sa grand-mère n’est plus là pour qu’elle s’épanche auprès d’elle. Un homme tombe d’un balcon. Toujours. Toutes les nuits. Un homme qu’elle ne connait pas.

L'enfant tombée des rêves,  Marie Charrel Émilie est têtue et cherche à comprendre pourquoi ses parents sont si troublés. Elle sent bien qu’on lui cache quelque chose, que son petit frère et elle sont tenus à l’écart d’un secret. Tant de questions sans réponses, tant de fuites de la part de ses parents : sa mère change de sujet à la moindre question, et son père fuit également, arguant à chaque fois une visite de chantier urgente, après s’être énervé « tu m’emmerdes avec tes questions ! ». Le peu qu’on lui raconte (toujours la même histoire quand elle était petite) ne la contente plus, elle veut savoir. Et comme tout enfant surdoué, elle va tout faire pour y arriver. Ou bien est-ce la vérité elle-même qui va se forcer un chemin toute seule vers sa conscience ?

Mon père a peur de moi.
Je crois.
C’est la première chose que je me suis dite lorsqu’il a eu ce geste. Un petit mouvement sec, à peine visible, mais suffisamment pour me percer le cœur. À la seconde où ses yeux se sont posés sur ma toile, mon père a plaqué son poing gauche sur sa bouche. Pas comme s’il s’apprêtait à tousser, non. Pas non plus comme s’il souhaitait dissimuler un bâillement. La plupart des gens affirmeraient que ce n’est rien, allons allons quelle importance, inutile de se faire des idées. D’ailleurs personne ici n’a rien remarqué. Mais moi je suis un cas spécial. Je remarque tout. 

À l’autre bout du monde, ou presque (2660 kilomètres au nord très exactement !), un vieux médecin de campagne est hanté par le même cauchemar et par ses souvenirs qui reviennent le hanter. Est-ce du fait de la visite de son ex-femme qui souhaite que leur divorce soit enfin prononcé et qu’il vende son appartement d’Annecy ? Est-ce parce qu’il vieillit ? Pourtant, quand Robert s’est installé sur cette terre aride et isolée d’Islande, il pensait avoir laissé cette partie de sa vie derrière lui…

Entre le vieil homme et la fillette existe donc un lien. Mais lequel ? Chacun d’eux à sa manière va mener une véritable enquête, l’un vers son passé et dans ses souvenirs, l’autre en creusant dans le passé des autres. Et Émilie sent bien qu’il lui faut découvrir la vérité. Les mots qui s’affolent de plus en plus dans sa tête, ses rêves de chute ne la laissent plus en paix, comme si les secrets des autres pesaient de tout leur poids sur sa vie pour l’étouffer, l’écraser.

Ne croyez cependant pas que ce roman soit difficile à lire ou triste. Loin de là ! Il est terriblement drôle et même léger comme tout et la jeune Émilie est terriblement attachante, à la fois ultra-sensible et intelligente, et en même temps bien de son âge avec des réactions d’ado typiques. L’écriture de Marie Charrel est juste et sans chichis. Tour à tour bouleversante et très amusante, avec une énorme dose de tendresse pour cette fillette perdue, mais aussi pour le vieil homme qui combat les démons de ses souvenirs, ainsi que pour les parents, dans le déni complet, mais que l’auteur ne juge pas. La fillette est une amoureuse des mots, même si elle en donne à foison à Croquebal, justement parce que pour elle, les mots sont vivants et peuvent atteindre, troubler, et même faire mal. Elle en cherche la racine, latine ou autre, tente de les comprendre, de les accaparer, mais quand ils tournent en boucle dans sa tête, s’en libère à l’aide de ce croqueur de mots imaginaire. Ah que l’on aimerait bien nous aussi avoir notre Croquebal, qui dans le même temps avalerait quelques mauvais souvenirs ou quelques remords !

Je les classe. J’enregistre et je collectionne parce que pour moi les mots ne se résument pas à un simple alignement de lettres permettant de communiquer. Ils sont bien plus que cela. (..) Chacun d’entre eux a une odeur, une couleur, un caractère, une forme particulière. Le mot « périclite » a par exemple un parfum très acide, façon jus de citron, et la forme d’un tamarin (pas le fruit, le singe). « Procrastination » sent l’acra de morue et a une tête de Flanby. « Mécénat » dégage des effluves de café bien fort et se présente sous l’apparence d’un vieux monsieur très chic, vêtu d’une cravate en tricot indigo et de chaussettes en soie violette, comme les évêques.

L’auteur aurait pu tomber dans une caricature désagréable et une psychologie de bazar, ce qui n’est pas du tout le cas. Elle pose un constat de mal-être, et c’est au lecteur de se poser les questions qu’il convient. Protéger quelqu’un par le mensonge ou le non-dit est-il vraiment le protéger ? Les enfants ne perçoivent-ils pas tout de ce que vivent les adultes, sans pourtant en comprendre le sens ? Ce roman sur le secret de famille touchera sans nul doute de très nombreux lecteurs, car le sujet est universel : qui n’a pas souffert de petits ou grands secrets, de phrases chuchotées entre deux portes saisies au vol, de bouches qui se ferment quand on entre dans une pièce, de regards entendus ?… Qui n’a pas senti qu’on ne lui disait pas tout, que la vérité était cachée ou édulcorée, qu’on oubliait dans l’arbre généalogique de parler de certains membres de la famille ? Car il est prouvé que les secrets pèsent lourd sur l’âme des enfants, la résurgence n’est pas qu’une fumeuse théorie psychologique, mais bien un mal dont souffrent de nombreuses personnes, comme empoisonnées depuis leur enfance par les secrets familiaux.

Un roman magnifique sur la souffrance d’une enfant, mais bourré d’espoir !

Longtemps, aussi, je me suis demandé par quel mystère j’ai pu, pendant de longs mois, mourir en rêve précisément de la façon dont […] est mort, et cela avant même de l’apprendre. J’ai fini par comprendre que je le savais déjà. Il aura suffi qu’une fois, une seule, ma mère ou ma grand-mère évoque devant moi bébé la façon dont […] s’est tué pour que les détails de l’histoire se gravent dans ma mémoire, quelque part dans cette zone grise où les souvenirs se voilent d’une brume épaisse et confuse. Mais le souvenir était bien là, caché, attendant son heure, comme le tableau dissimulé au fond de mon placard. Il ne lui fallait que quelques coups de pinceau et une petite secousse pour ressurgir.

Il s’agit là d’une énigme déroutante, à la limite du compréhensible. Mais bel et bien explicable. Même lorsqu’on ne leur dit rien, les enfants savent. D’une façon ou d’une autre, grâce ou à cause des gestes et regards fuyants des adultes, des sujets évités à table, des oncles ou cousins systématiquement absents des discussions, des photos manquantes aux albums, des messes basses du grand-père ou de la grand-tante, des non-dits et attitudes qui le plus souvent relèvent de l’inconscient, les enfants sentent. Sans même s’en rendre compte, ils devinent. Par un jeu d’ombres chinoises étranges, ils dessinent les contours des secrets de leurs parents. Même s’ils ne mettent pas de mots précis dessus, ils percent les mensonges. Ceux que les adultes tissent pour les protéger. Quel que soit l’âge auquel ils appartiennent, quelle que soit la raison pour laquelle on les leur dissimule, les secrets de famille fabriquent des enfants hantés par des fantômes qu’ils ne comprennent pas. 

Longtemps également, je me suis demandé pourquoi il m’avait fallu inventer Croquebal, ce personnage imaginaire qui me tenait compagnie et m’aida si souvent pendant mon enfance. J’ai fini par comprendre que les secrets de famille font cela, aussi : des enfants qui fabulent. Des gamins qui ne vivent pas tout à fait dans le réel. Des petits démons doués de seconde vue, inventant des fantômes pour remplacer ceux qu’on leur cache. Combler les filiations manquantes. Les enfants posthumes sont des affabulateurs merveilleux. Ils dessinent des fictions volontaires et riches pour remplacer les fictions involontaires ou pauvres. Ils inventent pour faire la nique au néant des origines. Celui dont ils sont nés. C’est un instinct de survie. Une révolte. Un grand oui à la vie. »

 … On peut faire autre chose avec les mots que les dévorer tout cru. […] Même avec les mots balagan. Plutôt que de les croquer, on peut les dompter, les dresser, les classer. On peut les secouer, les colorer, les nuancer, ou encore les mélanger et les rassembler. Cela donne de la prose ou des vers. Mais aussi des fariboles, des contes, des poèmes, des chroniques, et même des salamalecs, des carabistouilles, des histoires à coucher dehors ou à dormir debout. 

L’enfant tombée des rêves Marie Charrel, Plon, mars 2014, 17€, Le blog de Marie Charrel et une très belle interview.

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