Dans L’Empreinte, roman traduit par Héloïse Esquié et paru en janvier 2019 chez Sonatine, l’Américaine Alexandria Marzano-Lesnevich mêle l’histoire d’un criminel pédophile à l’expérience traumatisante de sa propre enfance pour nous entraîner dans un récit fascinant à double face. L’auteure y mène une réflexion profonde sur la justice, le pardon, la famille, sur fond de justice américaine.

L'empreinte Alexandria Marzano-Lesnevich Sonatine

C’est un texte qui se raconte comme deux droites parallèles. La première retrace la vie de Ricky Langley, pédophile, auteur à 28 ans du meurtre d’un enfant de 6 ans, une reconstitution précise, établie d’après toutes les pièces de procédure possibles. Il sera jugé trois fois, pour être d’abord condamné à mort puis à la réclusion à perpétuité. La seconde droite est celle de la vie de l’auteure, une vie qui débute par les agressions sexuelles d’un grand-père omniprésent et dont les agissements seront tus dans un silence familial assourdissant.

L'empreinte Alexandria Marzano-Lesnevich Sonatine
Arrestation de Ricky Langley, 1992.

En géométrie, deux droites parallèles ne se rejoignent jamais. Pas en littérature. Ici, chacune fait l’objet de chapitres alternés se répondant et se questionnant mutuellement. Les événements, mis côte à côte, racontent en fait une même histoire. Les points communs sont en effet nombreux : silence implicite de l’entourage familial ou amical, mort d’un frère dans un accident de voiture, ou d’une sœur à la naissance, le délabrement de familles « dézinguées ». Alexandria Marzano-Lesnevitch passe au tamis des faits, de la mémoire, des connaissances, ces deux vies, dans des milieux sociaux très différents, mais pareillement fracassés. Lire l’histoire d’un autre au regard de son propre vécu, telle est l’expérience saisissante de cet ouvrage.

“Il a reçu la peine de mort”, dit mon frère. Le temps que je comprenne ses mots, je suis contre la peine de mort. La mort c’est ce dont j’ai peur. La mort, c’est ce qui a emporté ma sœur ; la mort c’est ce que les adultes redoutent pour mon frère ; la mort c’est ce dont je fais des cauchemars. […] À partir de cet instant, je serai toujours contre la peine de mort.

Le propos de l’écrivaine est clair : « Je veux comprendre – j’en ai besoin ». Pourquoi a-t-elle choisi la profession d’avocat pour lutter contre la peine de mort ? Et pourquoi souhaite-t-elle, des années plus tard, la mort de Ricky Langley, et peut-être même celle de son grand-père ? Elle démontre comment la justice nécessite une histoire qui donne une logique aux événements. Encore faut-il savoir quand débute l’histoire, quand intervient le premier fait, que chacun de nous place différemment en fonction de son vécu, et qui expliquera la suite.

Le droit criminel ne s’intéresse pas à l’origine de l’histoire. Mais la façon dont vous jugez tient à la façon dont vous racontez l’histoire.

L’Empreinte ressort de ce que l’on appelle désormais une « exofiction », ces récits qui s’inspirent de la vie d’un personnage réel, mais à qui l’auteur donne une dimension nouvelle en ajoutant le probable au connu, en attribuant des pensées à cet inconnu partiel. Ici, cette exofiction est mise au service de la compréhension des actes d’individus, même les plus odieux. Et tout se révèle beaucoup plus compliqué que prévu. Le talent d’Alexandria Marzano-Lesnevitch est de ne pas se présenter en enquêtrice supplémentaire intervenant à la lumière de nouveaux faits ou signalant des manquements dans les enquêtes. Elle est une écrivaine, sachant utiliser les mots pour décrire, traduire (la manière elliptique de décrire les agissements de son grand-père à travers les bruits possibles des marches de l’escalier est exceptionnelle) et chercher la vérité ou mieux encore, la justice.

Mais j’ai réalisé que j’essaie de préserver une place pour l’ambiguïté constitutive de tout ce qui s’est produit. Lorilei (la mère de l’enfant assassiné) n’a pas pardonné à Ricky, mais elle ne voulait tout de même pas sa mort. Mon grand-père a fait tout ce qu’il a fait, et il était toujours mon grand-père. Le droit, avec l’entêtement de chaque partie à imposer une unique version des faits, n’a jamais su que faire de cet entre-deux complexe. Mais la vie en est pleine.

Ce livre n’est pas un thriller, comme annoncé sur la quatrième de couverture, mais une profonde réflexion sur le sens de la vérité, de la justice. Il brise cette odieuse affirmation selon laquelle chercher à comprendre, c’est chercher à pardonner. Pas de pardon. Pas de mort. Juste la création d’un espace pour des êtres complexes et insaisissables. Un espace pour la conscience et le cœur.

L’Empreinte de Alexandria Marzano-Lesnevitch – Éditions Sonatine – 472 pages. Parution : janvier 2019. Prix : 22€. Traduit de l’américain par Héloïse Esquié. Ce livre a obtenu le Prix du Livre Étranger 2019 France Inter et Le Journal du Dimanche.

L'empreinte Alexandria Marzano-Lesnevich Sonatine

Alexandria Marzano-Lesnevich, fille de deux avocats, a fait des études de droit avant de s’en détourner pour des raisons qui nourrissent son œuvre. Elle vit à Portland dans le Maine et enseigne la littérature. Passionnée par l’écriture et le journalisme, elle a contribué à des journaux prestigieux tels que The New York Times ou Oxford American. Elle a collaboré à l’anthologie intitulée Waveform : Twenty-First-Century Essays by Women célébrant le rôle des femmes essayistes dans la littérature contemporaine. L’Empreinte, salué par la critique, est son premier récit littéraire.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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