L’auteur a six ans lorsque sa mère, Tina Jolas, jeune épouse du poète André du Bouchet, rencontre l’homme qui va bouleverser sa vie, René Char. À travers le tracé sinueux et complexe de deux existences qui n’ont cessé de se chercher et se déchirer, la sienne et celle de sa mère, Paule du Bouchet dresse le portrait d’une femme secrète, entière et « emportée ».

« Je ne peux parler de ma mère sans évoquer les contours d’un paysage étrange qui me constitue. Celui que, parfois en toute conscience, parfois sans le savoir, je cultive comme un jardin secret. Celui de la disparition. »

 

Ce court texte est le récit d’une déchirure entre une mère et sa fille. Et ces pages ne sont pas une fiction, elles sont un témoignage vécu à la première personne, sans fioritures, sans ornements. « Je ne veux pas faire de l’art », dit son auteur.

EMPORTEE

Paule avait un père, le poète André du Bouchet (que la fille et sa mère ne désignent que sous l’initiale « A »), marié en 1949 avec la (très) jeune Tina Jolas, rapidement en désamour, puis en conflit avec André. Tina, quelques années plus tard rencontre un autre poète, grand ami d’André, René Char, ébloui lui-même par cette jeune femme, de vingt ans sa cadette.

Au printemps 1957, tout éclate, raconte Paule, la passion les a attaqués, elle et lui.

Coup de foudre, donc, pour parler banalement d’un amour qui n’aura pourtant rien de banal, passion ardente, ravageuse, destructrice, absolue. « Quand je vois Char, écrit Tina dans l’une de ses nombreuses lettres, incandescentes, qui jalonnent le texte de Paule, je sens à la fois une pesanteur et un souffle, je sais que je tremble, que sa main sur moi, la barre noire de son regard, oppriment ma poitrine […] me donnent le besoin de me jeter dans ses bras. […] Je sens gronder en moi, pour lui, pour A. de tels abîmes de déchirements ».

RENE CHAR
René Char (1907-1988)

Déchirement de Tina, et solitude, tristesse infinie de Paule, en qui, durablement et fortement, « s’est ancré le germe de l’abandon ». Cet attachement à Char, « cette force, dit-elle, la tirait hors de l’amour avec nous. […] René investissait le capital amoureux, se substituait à l’impératif catégorique d’amour entre elle et moi. […] Elle était emportée, d’un coup, brutalement, sans explications. Toute sa vie, où qu’elle se trouve, il y avait lui qui l’appelait ». Lui, dont Paule vint rapidement à souhaiter la fin (« Mon Dieu, faites qu’il meure ! » avoue-t-elle au début du livre) pour que le couple de ses parents, et elle entre eux deux, revive à jamais.

Paule du Bouchet
Paule du Bouchet

Voilà donc le récit d’une communion manquée entre une mère adorée (mais « terra incognita » confesse l’auteur) et sa fille, dont la blessure ne se refermera qu’à l’approche de la mort de Tina. Deux moments mèneront au terme de la vie de sa mère : le mariage inattendu de Char, cœur polygame, avec une collaboratrice de son éditeur (« Ma mère l’apprend par sa femme de ménage »), et la mort du poète, un an plus tard, le 1er février 1988. « Ce jour-là, ma mère a commencé à mourir ». « Durant toutes ces pages, conclut Paule du Bouchet, la sensation du malheur aura prévalu. Elle aura suivi le tracé sinueux d’une vie de manquement et d’errance. Et pourtant, brusquement au sortir de ces notes, le socle qui me constitue, celui que j’ai voulu obstinément oublier s’impose avec force : il est d’une joie sans mélange. Des sensations follement heureuses me reviennent, par je ne sais quelle grâce, peut-être celle d’avoir couché sur le papier ce long parcours d’absence. […] Ma mère qui m’a tout pris, mais aussi tout donné. Tout pris de l’amour, tout donné de l’amour. Tout donné de la joie. La joie profonde dont elle avait le secret, qu’elle portait en elle. Brusquement, elle reprend la première place. Comment le dire, cela, à l’instant de finir ? »

Livre de la douleur, magnifiquement écrit.

Emportée, un roman de Paule du Bouchet aux Éditions Actes Sud. Mars 2011. 112 pages. 15,30 €

Paule du Bouchet dirige le département Gallimard Jeunesse Musique depuis 1997 et, depuis 2004 la collection écoutez lire Gallimard. Elle est également l’auteur de nombreux ouvrages documentaires et romans pour la jeunesse.

Article précédentAVEC LE PRIX ÉMILE GUIMET 2018, CAP SUR LA CORÉE DU SUD
Article suivantBINIC FOLKS BLUES FEST STRIKE BACK, RHYECE O’NEILL ET LES NARODNIKS AU THABOR

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici