« Qui n’a lu avec enthousiasme l’une ou l’autre de ses Histoires extraordinaires, voire son célèbre poème Le Corbeau ? Mais ils sont rares ceux qui perçoivent à quel point, par sa profondeur et sa multiplicité, l’œuvre d’Edgar Poe a donné une impulsion essentielle en de nombreux domaines de la vie de l’esprit, apportant une orientation nouvelle au récit fantastique et à la science-fiction, exerçant une influence considérable sur la poésie française, créant le roman policier, élaborant une théorie de la création et de la critique littéraires, développant une cosmologie qui annonçait certaines découvertes de la science contemporaine… »

 Si vous doutez encore que Poe fut « l’un des plus grands génies de l’histoire littéraire » et que sa vie tragique suffirait à elle seule à justifier l’expression « poète maudit », voilà un livre que vous ne devez pas manquer de lire.

Edgar Allan Poe 2
S.W. Hartshorn, Providence, Rhode Island, on November 9th, 1848

Avant de s’atteler à cet Edgar Poe qui conjugue approche biographique et analytique, son auteur Jean Hautepierre avait déjà traduit l’intégralité de ses poèmes – rien de moins ! Ce Qui suis-je ?, bien que peu épais (seulement 128 pages, comme les autres ouvrages de la collection) est un livre qui se lit lentement, car d’une très grande densité. Il demande une lecture attentive – voilà déjà quelque chose qui le rapproche de Poe, dont les nouvelles et poèmes sont des modèles d’économie, d’écriture serrée, où chaque phrase, comme préalablement compressée semble se déployer, prendre un excédant de volume et de masse, au moment où on la parcourt des yeux.

L’approche biographique

Dans la première partie de l’ouvrage, Hautepierre parvient à résumer la vie tumultueuse et la carrière contrariée de Egar Allan Poe en une soixantaine de pages. Quelle prouesse ! Il est parfois difficile suivre le fil des relations de Poe avec la gent féminine, particulièrement dans ses dernières années, pourtant le biographe ne ménage pas ses efforts pour nous conter le détail de ces intrigues sentimentales !

L’auteur s’attache surtout à dresser le portrait de Poe comme littérateur professionnel, sans cesse écartelé entre son inspiration de poète et la nécessité de vivre de sa plume. Parfois, par calcul, Poe semblait chercher le scandale afin de capter l’attention du public, parfois aussi son tempérament sanguin et frondeur prenait le dessus, au risque de compromettre sa carrière dans la presse.

« L’agressivité des articles critiques de Poe risquait de lui attirer d’autant plus de difficultés qu’il n’était plus désormais que pigiste. “M. Poe a conquis la place que mérite son imagination, mais dont menace de l’expulser son appartenance à la classe odieuse des critiques”, en vint à écrire, par exemple, Nathaniel Hawthorne. »

 Si le livre décrit bien les attaques virulentes de Poe contre Longfellow et les Bostoniens, on aurait aimé que la rivalité, littéraire, sociale, philosophique avec cet autre grand écrivain américain, le progressiste, le diplomate, le mystique, auteur lui aussi d’un important corpus de nouvelles à caractère fantastique, Nathaniel Hawthorne soit plus amplement exposée. Son nom est, nous semble-t-il, cité seulement deux fois.

Fac-similé d’une lettre d’Edgar Allan Poe écrite à Philadelphie le 16 septembre 1840 et publiée dans le prospectus du Penn Magazine (édition de Dodd, Mead & Co, 1898).

Hautepierre n’a rien d’un dilettante pour qui Edgar Allan Poe ne serait qu’une romance passagère, un écrivain parmi d’autres, un être extérieur et lointain. Au contraire, il prend presque systématiquement la défense de son héros, en bon avocat. L’intention est certes louable, et l’on ne peut reprocher au biographe d’éprouver quelque empathie pour un personnage particulièrement malmené par la vie, et dont la mémoire fut atrocement calomniée après sa mort, mais est-il encore besoin de vouloir excuser ses retournements opportunistes, ses décisions absurdes, ses jugements péremptoires, ses colères, son impuissance à dompter l’alcool – l’un de ses pires ennemis ?

Pour restituer Poe dans son cadre et son époque, le livre nous offre en outre de précieux documents iconographiques. On y trouve notamment des photographies : portraits de Poe et ses contemporains, lieux emblématiques qu’a fréquentés le poète, tombes et cénotaphes, ainsi que des reproductions de manuscrits, couvertures de livres et gravures.

Multiplicité de l’œuvre

« Chacun trouve dans son œuvre ce qu’il veut y trouver ; les commerçants le savent, d’ailleurs : auprès du public, Poe bénéficie d’une image à la fois classique et sulfureuse, comme géant de la littérature et comme auteur de récits horrifiques et criminels… »

Edgar Allan Poe Birthplace Boston.jpg
Plaque commémorative d’Edgar Allan Poe devant son lien de naissance à Boston

Dans la seconde partie de l’ouvrage, thématique et analytique, l’auteur nourrit son discours en puisant notamment dans les études de plusieurs commentateurs de Poe qu’il présente succinctement1. Malheureusement, dans ce choix de présenter une variété d’interprétations de l’œuvre, l’auteur hiérarchise peu ses sources, mettant sur le même plan des ouvrages présentant des thèses aussi diverses que contradictoires. Si l’auteur semble relativement ouvert à une conception bouddhique de l’œuvre par exemple, il se montre plus hostile à la psychanalyse en revanche. On passe vite de l’un à l’autre, et le lecteur peut se perdre : à qui se vouer ? Que retenir enfin ?

Selon Hautepierre l’interprétation psychanalytique d’Edgar Poe, notamment par Marie Bonaparte, est globalement fallacieuse. C’est bien possible. On pourra trouver navrant que Poe puisse être réduit à un cas pathologique. Toutefois, aurait pu exposer un raisonnement inverse. L’auteur présente Poe, notamment dans le chapitre intitulé Le fantastique et raison, comme un précurseur, un avant-gardiste de la pensée et de la science. Dès lors, ne pourrait-on pas émettre l’hypothèse – cette hypothèse a peut-être déjà fait l’objet de nombreuses thèses, qui sait ? – que l’œuvre d’Edgar Poe – par les méthodes de déduction qu’elle expose, fondées sur la rationalisation et la pensée associative, et par ses préoccupations et thématiques comme l’atavisme, la folie, l’onirisme, le symbolisme visuel – préfigure finalement la méthode et l’imaginaire psychanalytiques ? De fait, cette œuvre très tôt diffusée en Allemagne et en Autriche2 eut dans les premières années du XXe siècle un rayonnement considérable dans les milieux intellectuels, sur des personnalités aussi diverses que Thomas Mann ou Alfred Kubin. Il est ainsi plausible qu’elle ait nourri quelque influence sur la théorie psychanalytique au moment même où celle-ci se constituait.

Maison d’Edgar Allan Poe, au 203 North Amity Street, à Baltimore. La chambre de Poe se serait située sous les toits.

Plusieurs chapitres abordent également l’écriture même de Poe et présentent ses théories littéraires comme « la théorie de l’effet » et « le Principe poétique ». Lorsqu’il s’agit d’aborder le style de Poe, de qualifier sa poésie, Hautepierre paraît vraiment à son aise, et fait preuve de pédagogie pour nous décrire des notions très complexes. Gageons qu’il maitrise le sujet ! Gardons-nous d’en dire plus – ici, le chroniqueur se dérobe, ne s’octroyant aucune légitimité pour commenter ces questions…

Pour Baudelaire – commentateur qui fait lui autorité en matière de poésie – cité en introduction du chapitre Le comique et la mystification, Poe « fut grand, non seulement dans ses conceptions nobles, mais comme farceur. » Hautepierre ne semble pas vraiment partager cette opinion : « le comique chez Poe, qui n’est pas son genre de prédilection, est parfois drôle et mordant, mais souvent gauche et un peu outré. » Si le tragique et la mélancolie sont décrits comme de puissants moteurs littéraires, l’humour (noir) de l’auteur de Bon-Bon et Hop Frog reste en revanche fortement minoré dans ce livre: moins d’une page et demie pour le qualifier. Que l’humour de Poe soit efficace, qu’il puisse susciter des rires francs, cela se discute effectivement. Mais cet humour qui confine souvent au grotesque, sorte d’ivresse extra-lucide, a une saveur particulière dont se délectent nombres de ses lecteurs.

Celui qui vient d’ailleurs

Couverture du Burton’s Gentleman’s Magazine, septembre 1839, première publication de La Chute de la maison Usher, d’Edgar Poe.

Dans le sous-chapitre Poe et les États-Unis, Hautepierre s’interroge sur les relations ambigües entre Poe et son pays, à la fois héritier d’une tradition sudiste, il rejette souvent au loin sa nation dans son œuvre de fiction pour lui préférer une Europe fantasmagorique. Hautepierre finit par conclure qu’Edgar Poe « semble surtout se situer Hors de l’ESPACE – hors du TEMPS. » Ne peut on voir dans cette assertion, un élément qui ancre finalement Poe dans sa culture nationale, et préfigure – Poe donne le pas, une fois n’est pas coutume ! – son devenir. N’est-ce pas là une des caractéristiques (pour le meilleur comme pour le pire) de la culture nord-américaine contemporaine : de Clark Ashton Smith à William S. Burroughs, de Walt Disney à Steve Jobs, de se situer hors de l’espace et du temps ? Une caractéristique qui expliquerait son nomadisme et sa capacité de dissémination, garantes de son succès.

Le fantastique et la raison

Ce livre aussi érudit que bizarre, tourmenté que polémique, scrupuleux que crispé peut parfois déconcerter. Mais un livre plus académique aurait été sans doute moins sensible, moins susceptible de véhiculer avec poésie quelque chose de la personnalité retorse de Poe et du mystère de son œuvre. Ainsi, tout bien pesé, ce Qui suis-je ? est un livre passionnant qu’il faut recommander à quiconque s’intéresse à Poe. Le néophyte y trouvera une mine d’informations et de nombreuses pistes d’exploration de la vie et l’œuvre de Poe. L’amateur éclairé, quant à lui, découvrira sûrement des aspects de son écrivain fétiche qu’il ignorait jusqu’ici ; le caractère synthétique de l’ouvrage lui servira de précieux aide-mémoire auquel se référer. Enfin peut-être sera-t-il aussi surpris par quelques idées subjectives ou déroutantes qu’il aura plaisir à contester.

Edgar Poe, de Jean Hautepierre, Éditions Pardès, collection Qui suis-je ?, 2012, 128p., 12€

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1 Figurent notamment dans la bibliographie : Edgar Poe. Étude psychanalytique de Marie Bonaparte et Edgar A. Poe et le bouddhisme de René Dubois
2 Voir : Poe in Germany and Austria, de Roger Forclaz in Poe Abroad, de Lois Davis Vines éd. , University of Iowa Press, 1999

 

Edgar Allan Poe (1809-1849): «Ma vie a été lubie – coup de tête -passion nostalgie de la solitude – mépris de toutes choses présentes, dans une ardente aspiration vers le futur.» Edgar Allan Poe est un personnage à la fois connu et méconnu. Qui n’a lu avec enthousiasme l’une ou l’autre de ses Histoires extraordinaires, voire son célèbre poème Le Corbeau? Mais ils sont rares ceux qui perçoivent à quel point, par sa profondeur et sa multiplicité, l’oeuvre d’Edgar Poe a donné une impulsion essentielle en de nombreux domaines de la vie de l’esprit, apportant une orientation nouvelle au récit fantastique et à la science-fiction, exerçant une influence considérable sur la poésie française, créant le roman policier, élaborant une théorie de la création et de la critique littéraires, développant une cosmologie qui annon- çait certaines découvertes de la science contemporaine… Edgar Poe est semblable aux anciens Grecs: plus on le connaît, plus on mesure l’ampleur de son génie. Si l’aura du poète maudit plane autour de Poe, peu de lecteurs savent à quel point cette expression s’applique justement à son existence frappée au coin du malheur. Peu connaissent l’âpreté des luttes qu’il mena, souvent contre tout et contre tous et contre lui-même. Le voile est d’autant plus épais que les premiers essais biographiques donnèrent de lui une image qui resta longtemps faussée. Ce «Qui suis-je?» Edgar Poe vise à apporter un éclairage à la fois sur la biographie et sur la signification de l’oeuvre d’un auteur qui fut l’un des plus grands génies de l’histoire littéraire. « Passionnante étude extrêmement riche et fouillée, illustrées de très nombreuses photos et gravures méconnues (…). » (E. Ratier, Faits et Documents.)

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Rotomago
ROTOMAGO [matthieu mevel] est fascinateur, animateur de rhombus comme de psychoscopes et moniteur de réalité plurielle. rotomago [@] unidivers .fr

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