A sa parution, le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde fut jugé scandaleux et accusé de propager des pensées malsaines et de promouvoir des idées contraire à la morale. Cette reprise du roman par Nicole Audrey Spector à la sauce érotique tente de raconter l’histoire sous un jour sexuel encore plus exacerbé. Mais elle sera sans doute pour le lecteur d’aujourd’hui, habitué aux romans de la veine érotico-sexuelle, moins choquante que la version originale. Il faut dire qu’en fait de scènes torrides, on n’y trouve que quelques scènes, certes chaudes et prônant la violence sexuelle, l’asservissement de la femme pour le plaisir et des pratiques un tantinet dépravées, mais pas autant que celles auxquelles on aurait pu s’attendre…

En effet, à part quelques scènes de sexe qui parsèment le roman (bon, on ne va pas faire la fine bouche non plus, certaines sont tout à fait réalistes !), on pourrait le trouver un rien mièvre, en tout cas pas aussi scandaleux que ce à quoi s’attend le lecteur : certes, sexe, alcool et perversion sont bien présents, mais aussi une sorte de candeur un peu bébête qui ne colle pas avec l’ensemble.

Le roman d’Oscar Wilde abordait entre autres le thème de l’homosexualité, alors que celui de Nicole Audrey Spector ne parle que d’hétéros, ce qui en réduit la dimension et la puissance. Dans le roman original, le beau Dorian rencontre deux hommes qui vont le dépraver. Basil Hallward est peintre et totalement subjugué par la beauté du jeune homme et Lord Henry Wotton également attiré, mais plus par le pouvoir à acquérir à travers cette beauté pure, qui pourrait permettre de manipuler les proies à volonté : la beauté ne sous-entend-elle pas la pureté ? Il fait comprendre à Dorian que ses traits ciselés sont éphémères et qu’alors que le portrait superbe peint par le peintre ne vieillira jamais, lui deviendra un jour vieux, et laid, et cette prise de conscience fera basculer le jeune homme vers le chemin de la dépravation.

Dorian Gray, le portrait interdit – Oscar Wild, Nicole Audrey Spector Ici, ce sont les femmes qui mènent le jeu. Rosemary Hall est peintre. Elle est encore célibataire par volonté, bien qu’à cette époque cela soit tout à fait hors-norme, et s’adonne à son art. Elle termine tout juste le portrait d’un jeune homme superbement beau, Dorian Gray, dont elle est tombée amoureuse au fil des coups de pinceau, s’en ouvrant à son amie la riche Helen Wotton. Celle-ci est rouée, et on peut le dire, c’est une sacrée sal*pe, versée dans tous les excès sexuels possibles, trompant son vieux mari (qui a le mérite d’être riche et de mener sa vie sexuelle de son côté) avec tout ce qui lui tombe sous la main. Elle ne va faire qu’une bouchée de Dorian Gray, qu’elle arrive à retourner comme un crêpe juste avec une petite conversation dans le jardin où elle lui attrape la b*te : et le voilà devenu prêt à être un pervers patenté et à s’essayer à tous les vices… un peu faciles ! Le portrait d’Helen est cependant intéressant, car cette femme de la bonne société renverse par sa personnalité tous les préceptes moraux de l’époque, s’en fichant comme de sa première culotte qu’elle a d’ailleurs une facilité extrême à enlever. Par une vie débridée, elle tente elle aussi de combattre le temps qui passe, bien consciente que les années la verront se flétrir… Une bonne raison pour mettre la main sur ce jeune godelureau pour qu’il prenne sa suite ! Elle est sans morale aucune, professant :

« Etre bon, c’est être en harmonie avec soi-même […]. La disharmonie, c’est d’être obligé d’être en harmonie avec les autres. Notre propre vie, c’est la seule chose importante. Quant à la vie de nos semblables, si l’on veut être cuistre ou puritain, on peut toujours afficher ses idées morales sur elle, mais elle ne nous concerne pas. D’ailleurs, l’individualisme est le but le plus élevé. La moralité moderne consiste à accepter les normes de son époque, mais je considère que pour n’importe quel homme cultivé, y souscrire est d’une immoralité scandaleuse. »

La jeune peintre est tout à la fois audacieuse et parfaitement nunuche, jeune pucelle ignorante (ce qui est normal), mais en même temps prête par amour à se soumettre à des pratiques qui ne correspondent pas du tout aux normes de l’époque et surtout à sa personnalité. On pourrait trouver intéressant l’ouverture aux sens de Rosemary, si elle n’était pas si caricaturée :

« Chaque nuit, elle se réveillait en nage, fébrile, incapable de réfréner l’ondulation lascive de ses hanches, le drap roulé en boule et serré entre ses cuisses. Tout cela semblait si réel. Comme s’il s’était vraiment trouvé là » car il est peu crédible qu’une jeune fille de l’époque soit si « ouverte » (sans mauvais jeu de mots) aux sensations de son corps, ni même qu’elle en éprouve, alors qu’elle reste alitée, soi-disant malade, lorsqu’elle est réglée…

De même quand elle pense qu’ « au moins, il ne l’avait pas frappée ni étranglée. La vie s’était nettement améliorée depuis ce matin où elle s’inquiétait de finir ses jours seule. » Vous devez savoir qu’avant ça, cette chère jeune fille s’était fait éjac*ler à la figure par le beau Dorian… qui l’avait complimentée à la fin de sa turl*te : « Ma chérie, c’était très agréable. Je crois qu’avec le temps, tu deviendras excellente. » Allons, on nous prend pour des andouilles ! Et y’a des baffes qui se perdent…

Et la jeune Rosemary d’en rajouter dans la candeur stupide :

« Elle avait vu son âme et elle était dénuée d’intentions homicides. Elle était aussi belle que son visage ! Ce qui s’était produit était exactement ce qu’il lui avait dit ; il s’était laissé emporter, et comme toute personne sexuellement expérimentée le savait [ah bon ?], une telle violence faisait partie du processus avancé dans les ébats amoureux. Peut-être qu’avec le temps, elle apprendrait à aimer tout ça ».

Mais comme dans le roman de Wilde, la transformation de Dorian Gray est passionnante : de jeune homme plutôt sage et falot, il devient un fieffé salaud, cynique, violent, pervers. Et comme dans l’original, c’est son portrait qui portera les stigmates de cette dépravation…

Certains passages sont aussi croustillants que drôles, mais à leur dépend, ainsi cette pensée de Rosemary qui découvre pour la première fois le bel étalon nu :

« Quand il retira son sous-vêtement, Rosemary resta en admiration devant l’objet, la douloureuse frustration de son entrejambe atteignant une intensité proche de la souffrance. Elle avait déjà vu des daguerréotypes obscènes, Helen en avait une collection importante, mais aucun des pénis photographiés n’était aussi énorme que celui-ci. Rosemary comprit pourquoi ses mains étaient si grandes et belles, pour faire la paire avec son membre. Elle sentit qu’une très importante part de Dorian avait été laissée de côté sans son portrait. »

Pardonnez-moi chers amis, mais là, je me gausse… et ne me lasse pas de m’étonner de cet engouement pour la taille du machin dans la littérature… À croire que tous les héros des romans érotiques sont montés comme des taureaux avec de vraies lances à incendie !

À d’autres moments, le lecteur ne pourra s’empêcher de sourire au style un tantinet grandiloquent :

« Il frissonna et regretta un instant de ne pas avoir donné à Rosemary la véritable raison pour laquelle il désirait cacher le tableau. L’amour qu’il lui portait, car c’était vraiment de l’amour, n’était pas une simple admiration physique de la beauté qui nait des sens et meurt avec la lassitude des sens. C’était un amour tel que l’avaient connu  Michel-Ange, et Montaigne, et Winckelmann, et Shakespeare lui-même. » Ben voyons.

Bref, on pourrait citer une phrase du roman pour en décrire le style : « Ses métaphores étaient aussi monstrueuses que des orchidées et aussi subtiles en couleur ».

Au final, la lecture de ce roman n’est pas vraiment désagréable, mais elle n’apporte rien au schmilblick et il est donc plutôt conseillé de lire ou relire Oscar Wilde plutôt que cette déclinaison érotique aussi fade que le sperme du beau Dorian…

« La riche senteur des roses emplissait l’atelier, et lorsqu’une brise d’été agitait doucement les arbres du jardin, le lourd parfum du lilas et la fragrance plus délicate de l’églantier en fleur pénétraient tour à tour par la porte ouverte. Ce souffle léger imprégné de parfum vint chatouiller la nuque de Rosemary Hall, caressant ses fins cheveux.

Cette nouvelle conscience de son corps lui paraissait étrange. Même peindre ne lui procurait plus les mêmes sensations. Ce n’était plus une simple question d’esprit et d’harmonisation, mais une expérience physique. Le pinceau humide était aussi sensible que sa main, et à chaque fois qu’il effleurait la toile, elle sentait son corps s’éveiller à la vie.
Et puis il y avait ces rêves éveillés qu’elle faisait… Mais ceux-là, au moins, elle pouvait les chasser. C’était pire la nuit. Il ne s’agissait pas de cauchemars, bien au contraire, mais ces rêves-là la troublaient pourtant profondément. Chaque nuit, elle se réveillait en nage, fébrile, incapable de réfréner l’ondulation lascive de ses hanches, le drap roulé en boule et serré entre ses cuisses. Tout cela semblait si… réel. Comme s’il s’était vraiment trouvé là. Trempée de sueur, elle avait l’impression de sentir les baisers virils sur ses joues. Elle se demandait d’où lui venaient ces rêves, mais fuyait la réponse. Ce n’était pas le moment de se laisser emporter par le désir. La seule évocation du mot la fit rougir, avant qu’elle ne le refoule au plus profond de son subconscient.
Rosemary, qui venait juste de fêter ses vingt ans, était parvenue à éluder les propositions de mariage. Même son père avait renoncé à aborder le sujet. Au moins, il était heureux de sa réussite en tant que peintre. Peu à peu, ses soupirants la délaissaient. Certains, parmi lesquels l’incorrigible Buckley Brinsmead, capitulaient après l’avoir poursuivie de leurs ardeurs pendant des années. Quel soulagement d’être seule, au calme, afin de pouvoir se consacrer à sa passion et mener une vie indépendante exclusivement centrée sur la création artistique ! Elle veillerait à s’en souvenir, pensa-t-elle tout en mordillant sa lèvre inférieure.
Depuis le coin du divan où elle se prélassait sur des coussins de cuir, Helen Wotton, affichant l’expression impassible qui la caractérisait, observait Rosemary tout en fumant, selon son habitude, une cigarette opiacée.
Reculant un peu pour qu’Helen puisse contempler le tableau posé sur le chevalet, Rosemary éprouva un vif soulagement dès qu’elle eut éloigné sa main de la toile. Elle avait besoin de prendre ses distances avec cet objet imposant et menaçant. Elle ressentit soudain une faim intense et se souvint qu’elle n’avait avalé que la moitié d’un biscuit de toute la journée.
Comme il aurait été furieux d’apprendre que c’était tout ce qu’elle avait mangé… S’intéressait-il à elle ou cherchait-il simplement à être le maître de la situation ? Rosemary se reprocha d’y avoir pensé. Elle avait besoin de faire une pause ; son dos était tendu et noué, ses mains raides et engourdies.
– Voilà donc le fameux chef-d’œuvre ? »

Alix Bayart (Liliba)
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