René Girard est l’inventeur de la théorie mimétique qui, à partir de la découverte du caractère imitatif du désir, a jeté les bases d’une nouvelle conception des rapports humains. Il a longtemps enseigné la littérature française à l’université de Stanford. Ses livres sont étudiés et traduits dans le monde entier. Parmi les plus célèbres, Mensonge romantique et vérité romanesque, La violence et le sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Le bouc émissaire. René Girard est membre de l’Académie française depuis 2005.

A la suite, six extraits de Je vois Satan tomber comme l’éclair :

Désirs rivalitaires

Si les individus sont naturellement enclins à désirer ce que leurs prochains possèdent, ou même simplement désirent, il existe au sein des groupes humains une tendance très forte aux conflits rivalitaires. Si elle n’était pas contrecarrée, cette tendance menacerait en permanence l’harmonie et même la survie de toutes les communautés.

Les désirs rivalitaires sont d’autant plus redoutables qu’ils ont tendance à se renforcer réciproquement. C’est le principe de l’escalade et de la surenchère qui gouverne ce type de conflit. Il y a là un phénomène si banal, si bien connu de nous, si contraire à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, si humiliant par conséquent, que nous préférons l’écarter de notre conscience et faire comme s’il n’existait pas, tout en sachant pertinemment qu’il existe. Cette indifférence au réel est un luxe que les petites sociétés archaïques ne pouvaient pas s’offrir.

Le législateur qui interdit le désir des biens du prochain s’efforce de résoudre le problème numéro un de toute communauté humaine : la violence interne.

[…] La nature mimétique du désir

L’objet que je désire à l’exemple de mon prochain, le prochain, lui, entend le conserver, le réserver à son propre usage, il ne se le laissera pas arracher sans combat. Mon désir sera contrecarré mais, au lieu de se résigner et de se déplacer vers un autre objet, neuf fois sur dix, il va se rebiffer et se renforcer en imitant plus que jamais le désir de son modèle.

L’opposition exaspère le désir, surtout lorsqu’elle provient de celui ou de celle qui inspire ce désir. Si elle n’en provient pas au départ elle en proviendra bientôt car si l’imitation du désir prochain engendre la rivalité, la rivalité, en retour, engendre l’imitation.

Le surgissement d’un rival semble confirmer le bien-fondé du désir, la valeur immense de l’objet désiré. L’imitation se renforce au sein même de l’hostilité mais les rivaux font tout ce qu’ils peuvent pour cacher à autrui et se cacher à eux-mêmes la cause de ce renforcement.

La réciproque est vraie. En imitant son désir, je donne à mon rival l’impression qu’il a de bonnes raisons de désirer ce qu’il désire, de posséder ce qu’il possède, et l’intensité de son désir redouble.

En règle générale la possession tranquille affaiblit le désir. En donnant à mon modèle un rival, je lui restitue, en quelque sorte, le désir qu’il me prête. Je donne un modèle à mon propre modèle, et le spectacle de mon désir renforce le sien au moment précis où, en s’opposant à moi, il renforce le mien. Cet homme dont je désire l’épouse, par exemple, peut-être avait-il cessé avec le temps de la désirer. Son désir était mort et au contact du mien, qui est vivant, il reprend vie…

La nature mimétique du désir rend compte du mauvais fonctionnement habituel des rapports humains. Nos sciences sociales devraient tenir compte d’un phénomène qu’il faut bien qualifier de normal mais elles s’obstinent à voir dans la discorde quelque chose d’accidentel et de si imprévisible, par conséquent, qu’il est impossible d’en tenir compte dans l’étude de la culture.

Non seulement nous sommes aveugles aux rivalités mimétiques dans notre monde mais chaque fois que nous célébrons la puissance de nos désirs, nous les glorifions. Nous nous félicitons de porter en nous-mêmes un désir qui a « l’expansion des choses infinies » mais nous ne voyons pas ce que dissimule cet infini, l’idolâtrie du prochain, laquelle est forcément associée à l’idolâtrie de nous-mêmes mais fait mauvais ménage avec cette dernière.

[…] La rivalité mimétique

La source principale de la violence entre les hommes c’est la rivalité mimétique. Elle n’est pas accidentelle mais elle n’est pas non plus le fruit d’un « instinct d’agression » ou d’une « pulsion agressive ».

Les rivalités mimétiques peuvent devenir si intenses que les rivaux se discréditent réciproquement, ils se dérobent leurs possessions, ils subornent leurs épouses respectives et, finalement, ils ne reculent même plus devant le meurtre.

[…] antagonismes et ressemblances

A mesure que leur antagonisme s’envenime, en somme, les antagonistes, paradoxalement, se ressemblent de plus en plus. Ils s’opposent d’autant plus implacablement que leur opposition efface les différences réelles qui, naguère, les séparaient. L’envie, la jalousie et la haine uniformisent ceux qu’elles opposent mais ces passions, dans notre monde, refusent de se penser en fonction des ressemblances et des identités qu’elles ne cessent d’engendrer. Elles n’ont d’oreilles que pour la célébration trompeuse des différences, celle qui sévit plus que jamais dans nos sociétés, non pas parce que les différences réelles grandissent mais parce qu’elles disparaissent.

[…] illusion de l’autonomie, réalité de la dépendance

L’autonomie que nous nous croyons toujours sur le point de conquérir, en imitant nos modèles de puissance et de prestige, n’est qu’un reflet des illusions projetées par notre admiration pour eux, d’autant moins consciente de son mimétisme qu’elle est plus mimétique. Plus nous sommes « orgueilleux » et « égoïstes », plus nous nous asservissons aux modèles qui nous écrasent.

[…] Le désir mimétique est intrinsèquement bon.

Même si le mimétisme du désir humain est le grand responsable des violences qui nous accablent, il ne faut pas en conclure que le désir mimétique est mauvais. Si nos désirs n’étaient pas mimétiques, ils seraient à jamais fixés sur des objets prédéterminés, ils seraient une forme particulière d’instinct. Les hommes ne pourraient pas plus changer de désir que les vaches dans un pré. Sans désir mimétique il n’y aurait ni liberté ni humanité. Le désir mimétique est intrinsèquement bon.

L’homme est cette créature qui a perdu une partie de son instinct animal pour accéder à ce qu’on appelle le désir. Une fois leurs besoins naturels assouvis, les hommes désirent intensément, mais ils ne savent pas exactement quoi car aucun instinct ne les guide. Ils n’ont pas de désir propre. Le propre du désir est de ne pas être propre. Pour désirer vraiment, nous devons recourir aux hommes qui nous entourent, nous devons leur emprunter leurs désirs.

Cet emprunt se fait souvent sans que ni le prêteur ni l’emprunteur s’en aperçoivent. Ce n’est pas seulement leur désir qu’on emprunte à ceux qu’on prend pour modèles c’est une foule de comportements, d’attitudes, de savoirs, de préjugés, de préférences, etc., au sein desquels l’emprunt le plus lourd de conséquences, le désir, passe souvent inaperçu.

La seule culture vraiment nôtre n’est pas celle où nous sommes nés, c’est la culture dont nous imitons les modèles à l’âge où notre puissance d’assimilation mimétique est la plus grande. Si leur désir n’était pas mimétique, si les enfants ne choisissaient pas pour modèles, forcément, les êtres humains qui les entourent, l’humanité n’aurait ni langage ni culture. Si le désir n’était pas mimétique, nous ne serions ouverts ni à l’humain ni au divin. C’est dans ce dernier domaine, nécessairement, que notre incertitude est la plus grande et notre besoin de modèles le plus intense.

Le désir mimétique nous fait échapper à l’animalité. Il est responsable en nous du meilleur comme du pire, de ce qui nous abaisse au-dessous de l’animal aussi bien que de ce qui nous élève au-dessus de lui. Nos discordes interminables sont la rançon de notre liberté.

 

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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