Alors que l’on demandait à Peter Handke si La perte de l’image était un roman ou un récit, l’écrivain avait eu cette réponse étonnante : « Disons un roman médiéval inspiré par Perceval et Lancelot de Chrétien de Troyes, et aussi par Wolfram von Eschenbach. Il faut beaucoup d’énergie pour rouvrir ce chemin, mettre le monde là où l’on veut, car il existe une géographie des rêves. Je trouve moderne cette voie, sans être moi-même avant-gardiste. Comme personne d’autre ne fait ça, je me sens seul dans une voie d’une certaine manière rénovatrice. »

Ces mots prouvent que la grande voie de la création occidentale n’est pas perdue, que le mythe du Graal oriente toujours la recherche de certains artistes élus qui, malgré leur esseulement, finissent par se rejoindre, comme les compagnons du Voyage en Orient, le mythique roman d’Hermann Hesse.

Les musiciens Thierry Jolif et Mathieu Broquerie appartiennent à cette haute compagnie d’artistes ouverts à la queste. Pour montrer l’unité duelle de leur création, ils ont choisi de signer leur album « Gwad Roueel » d’un seul nom : Dervenn. Ainsi, ils vont « par deux », comme les disciples envoyés par le Seigneur sur le chemin (Luc. 10, 1) ou ces chevaliers du Christ, si pauvres qu’ils montaient à deux le même cheval. Pour eux, la table ronde est un mandala musical au milieu duquel se trouve Dervenn, le « chêne », l’arbre sacré des Celtes, symbole de l’axe du monde et, musicalement, de la tonique modale qui, alors que le chêne attire la foudre, capte l’énergie du son primordial.

Le Graal est le signe de la beauté archaïque de l’Occident. Seul l’archaïque est moderne parce qu’intemporel, en lui se conservent toujours intactes, au fil des siècles, les vertus créatrices les plus pures. Toute tradition est un héritage, un legs à recueillir et faire fructifier : le présent tourne autour du passé immobile qui est la véritable matrice du futur. Le temps du chant est hors du temps, car le moment du chant est ontologique. C’est ainsi qu’il nous faut écouter Dervenn, comme le déploiement spiralé du souffle où les sons donnent lieu à une harmonique vibratoire unifiante. Tradition retrouvée des temps anciens, revigorée par la virilité d’une mélodie d’aujourd’hui.

Le CD se compose de treize morceaux. Les paroles des textes sont en breton ou en français, mais la voix de Thierry Jolif, à la fois grave et légèrement assourdie, les rend presque inaudibles, ce qui donne l’impression étrange d’une langue à la fois familière et inconnue. L’instrumentalisation concilie avec brio les instruments traditionnels (cornemuse, flûtes, bodhrán, hautbois breton) classiques (piano, contrebasse) ou modernes (guitare acoustique et électronique, synthétiseur).

Cette musique est pur émerveillement, elle nous oriente vers le saint sang du silence, vers le Centre silencieux de tout rayonnement. Même si, hommes ordinaires, l’image du Graal nous demeurera sans doute à jamais interdite, il y a toujours l’Être lui-même qui se donne à entendre. Entendre l’Être sonore, telle est l’expérience d’écoute inouïe que nous offre Gwad Roueel, comme le firent les plus authentiques troubadours. Mais il faut oser partir et l’auditeur doit aussi se mettre en aventure. Chaque âme rend un son, à la limite du langage, à l’orée du Verbe, qu’elle émet seulement si elle prend la route ; alors elle rencontre l’autre voyageur qu’elle reconnaît à sa sonorité intime.


 Alain Santacreu

 

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