Avec la crise sanitaire, « le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », les dissensions sociales se multiplient et des fractures cachées se manifestent au grand jour. Il en va ainsi du mouvement #metoo #meetooinceste. Dans ce sombre contexte social et éditorial, une confession parue début janvier aux Éditions du Tripode mérite l’attention. Le Démon de la colline aux loups de Dimitri Rouchon-Borie jette une lumière autrement crue grâce à un traitement inédit de cette cassure que provoquent l’inceste et/ou la pédophilie. Une plongée dans l’ignominie des hommes vils. Âme sensible, s’abstenir ! Pour les autres, sachez que vous ne sortirez pas indemne de cette lecture coup de poing. Plus que lire un livre, vous allez faire une expérience. Une puissante d’empathie vous entraîne vers un lieu où ni vous ni personne ne souhaitez aller tant les enjeux y sont durs. Poignante immersion spirituelle dans les recoins du mal. Prix Première, Prix Louis Guilloux et Prix [du métro] Goncourt 2021.

Life is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing. (Shakespeare)

Dieu et le diable se battent là-bas et le champ de bataille est le cœur des hommes. (DOSTOÏEVSKI)

Résumé du Démon de la Colline aux loups

Duke vient d’être condamné à perpétuité dans la fleur de l’âge. Un court et long parcours existentiel qu’il s’apprête à raconter, aux lecteurs, à lui-même – et peut-être à Dieu – afin de se remémorer les expériences douloureuses qu’il a connues, les choix erronés qu’il a posés, les terribles maux qu’il a provoqués. 

Il s’agit de purger son âme du mal qu’elle contient, plus spécifiquement du Démon qui l’habite depuis son enfance. Un Démon ? Oui, un Démon est descendu. « Ça se passe toujours comme cela à la Colline aux loups ». Le démon de la maltraitance, de la violence, de la tragique reproduction des comportements vexatoires. Cette mécanique de la répétition fatale, éternel retour du drame dont la victime n’arrive que rarement à briser le cercle infernal. « Tous les jours je me demande pourquoi quelqu’un n’est pas venu me sauver avant, quand j’étais un enfant, ou encore plus tôt quand j’étais à peine une idée dans l’ordre des choses. »       

Quelques années plus tôt, un ménage à la conscience fruste, deux monstres centrés sur la satisfaction de leurs désirs immédiats, a engendré 5 enfants. Des parents bas du plafond, crasseux, violents, dénués de valeurs et de toute bienveillance. Leurs enfants maltraités vivent enfermés dans une cave obscure où liquides et matières se mélangent. Pourtant, dans cette portée de petits sauvageons règne une douceur chaleureuse, aimante, amniotique. 

« Le nid » est un « cocon », bien différent de l’extérieur. Une fois passée la porte de la cave, règne le monde sordide des parents qui, notamment, cachent aux yeux du monde leur fille ainée en attente de la maturité requise pour que le père la consomme. D’ici là, les enfants vivent comme des animaux en cage. Pourtant, pour faire suite à la visite inopinée des services sociaux, les parents se voient contraint d’envoyer à l’école leur fils ainé.

A la faveur de son premier jour en primaire, Duke découvre deux choses : son propre prénom ainsi qu’une merveilleuse figure maternelle dans la personne de l’institutrice (« c’est étonnant qu’il y ait tant de femmes gentilles et que pas une n’a pu être ma mère »). Hélas, ses camarades l’ostracisent en raison non seulement de son apparence crasseuse, mais d’un retard de développement langagier et cognitif. La violence qu’exercent sur lui ses camarades fait écho à la violence des parents. Un petit garçon qui s’est moqué de lui à l’école en fait les frais. La colère se manifeste, serait-ce le Démon ?

Sur le conseil du tout aussi néfaste voisin, « moi, quand mes gosses font des conneries, je les enc… », le père de Duke se dit que si le voisin peut le faire pourquoi pas lui ? Il décide de punir son fils. Son père le viole sur la table du salon, devant sa mère, laquelle se mettra à filmer les punitions sexuelles suivantes à l’aide de la caméra offerte par le voisin. 

Le Démon qui habite ses parents, du moins son père depuis longtemps, est entré également en Duke par le canal de la violence familiale. Il a pris demeure par l’entremise du viol. « Je ne craignais plus la cave car j’avais un nouveau pouvoir. » Il s’exprimera par le surgissement tempétueux d’une incontrôlable violence animale dès que Duke se trouvera confronter à une situation d’injustice criante qui fait écho à la douleur constitutive de son identité. Bis repetita.  

Et, bien que la contemplation de la nature constitue un ballon d’oxygène pacifiant et que sa grande sœur Clara panse ses plaies et adoucit sa souffrance, notamment en caressant son « petit oiseau »… les hématomes et déchirures empirent… À l’école, l’odieux crime est découvert. 

Dès lors s’enchaîne une série d’événements : l’arrestation et le procès des parents pour inceste, pédophilie et maltraitance, le placement en famille d’accueil des enfants, la fugue de Duke loin de ses adorables parents d’adoption, la rue, le squat, la violence, la prostitution, mais aussi l’amour.

L’amour partagé avec une jeune camée fragile, émaciée presque transparente, définitivement absente dès lors qu’elle choisit de sauter d’un pont afin d’entrer dans la lumière de l’autre vie après avoir été violée par un squatteur sociopathe. 

À chaque étape de son existence, Duke s’efforce de maîtriser le Démon en lui afin de le vaincre. Mais, à chaque situation d’injustice et de souffrance intense, bis repetita : le démon sort des gonds. Ce qui arrive avec le sociopathe. Duke a beau faire des choix (peu ou prou malheureux ; « j’ai fait le mauvais choix je suis rentré à la maison »), il a beau s’escrimer à se débarrasser du démon, c’est peine perdue. Pourtant, après avoir fui le domicile de sa famille d’accueil, il a pu croire y être parvenu après avoir vécu des semaines dans une vaste forêt. Dans une pulsation préconsciente, il retrouve la chaleur du « Nid » dans la simple et merveilleuse nature. Solve et coagula. « Retrouver le bel enfant que j’étais avant », cocon et papillon. Transfiguration et apocatastase.

Fatalement, le retour dans le royaume des hommes s’accompagne du retour du Démon. Duke n’a plus en tête que de le tuer. Jusqu’à laisser sa conscience totalement s’égarer, ses perceptions le tromper, laisser son emportement commettre un acte qui l’affligera définitivement. Jusqu’à devenir « l’instrument du Malin », pense-t-il, ou bien « l’esclave de la colère en lui qu’il ne maîtrise pas », si le lecteur préfère la lecture réductrice qu’en fait un psychologue durant le procès qui condamnera Duke en retenant sa responsabilité.

Analyse du Démon de la colline aux loups

Le Démon de la colline aux loups est une violente réussite. Ce bel et triste ouvrage est le fruit de trois dimensions qui se conjuguent brillamment : 

Le parcours d’un jeune homme qui a été maltraité et abusé par ses parents 

Une histoire odieuse, mais commune. Une histoire comme il y en a malheureusement tant. Ces drames auxquels l’auteur, journaliste au Télégramme de Brest, est confronté trop souvent dans les tribunaux. Il les synthétise en produisant un schéma dénué de toute particularité temporelle ou géographique dans lequel il décrit avec précision la sordide réalité de cette violence destructrice qu’un mouvement sociétal de fond entend légitimement combattre. « C’est ma souffrance qui m’a tué depuis longtemps je ne crois pas que je suis vivant autrement que par mes fonctions biologiques, mais dedans je suis mort. »

La production d’une langue psychologique ad hoc

L’auteur se retire du texte et laisse un plein espace à Duke, personnage principal et narrateur autodiégétique. Ce dernier se caractérise par son « parlement » : un langage brut mais évocatoire – qu’il construit au fil des expériences et de ses lectures – qui lui permet d’exprimer avec une ingénuité viscérale (rare oxymore) la mémoration reconstitutive de son parcours existentiel. La forme syntaxique en composition accompagne ainsi le sujet conscient en recomposition.

Ce flux de conscience verbalisé, cette reformulation psychique, cette autonarration scripturaire fait écho dans son traitement tout autant au roman américain psychologique noir, réaliste et sale (Larry Brown, Cormac McCarthy, William Faulkner) qu’aux nuits obscures de l’âme de la mystique chrétienne latine (Thérèse d’Avila ou de Lisieux) ou de son pendant orthodoxe russe (ici, on pense à Dostoïevski). « C’est pas une belle histoire, mais c’est la mienne […] Comment on fait pour se reconnaitre soit même ?  […] Est-ce que c’est bien de revivre dans sa tête une chose pénible pour sauver son âme où ça sert à rien et d’ailleurs qui dit que j’ai une âme ». 

Une innervation spirituelle, voire un mystère théologique

Toute Colline est un Thabor où est susceptible de se manifester Dieu aussi bien que le Démon. Soit l’éminent esprit illuminateur soit le loup qui entraîne vers la chute. « Le Démon est né là ». Et il a pénétré Duke. L’enfant tentera durant sa brève existence de le combattre par des actes, des choix – en vain.  « Si je devais taire tout ça à tout jamais j’aurais l’impression qu’il a volé mon âme pour de bon et bien plus encore mon histoire. »  

D’où ce texte sous forme d’une confession cathartique, d’une purgation rédemptrice, voire d’une métanoïa, ce mouvement de conversion intérieure par lequel l’individu s’ouvre en lui-même à plus grand que lui-même. Dans le cas de Duke, ce combat intérieur confine à l’héroïsme spirituel : il aspire « à ne pas laisser sur terre le Démon ». Hélas, il en sera à son insu l’instrument. Le chemin est pavé d’embûches et de destructions.  Tout doit brûler… Alors, Duke peut arriver à la fin, la sienne et celle du démon ; « maintenant je sais que ça s’est arrêté pour de bon ». Duke a brisé les chaînes fatales du conditionnement, la reproduction du mal, du viol et de l’inceste. Il s’est libéré. Dans une infinie souffrance. Causée aux autres. A lui. Qui le ronge.

À travers ses trois dimensions, Dimitri Rouchon-Borie explore une interrogation essentielle : Où dans la vie de l’esprit se trouve le pivot par lequel l’individu peut se distancer afin de purger une violente brisure constitutive de son identité ? Non pas inverser l’existence et son lot de violences, du moins en neutraliser la charge grâce et à travers une prise de conscience. Si ce point névralgique est si difficile à circonscrire, c’est que toujours il échappe aux mailles du filet de la réduction psychomatérialiste. 

La question du mal absolu, car c’est bien de cela qu’il s’agit. L’activité du mal absolu et sa manière de se diffuser en viciant, en vrillant la vie intérieure d’individus fragilisés. Elle renvoie à une interrogation métaphysique comme à des dimensions pour certains méconnues de la vie de l’esprit. Et pour Duke, à la possibilité de l’existence de Dieu, le pendant du Démon (« je ne suis pas inquiet car l’éternité j’avais déjà senti cela avec le démon »). Artifice psychique, dimension de la conscience, âme soufflée dans la créature ? Essence démoniaque ou fruit pourri des activités humaines ? L’auteur laisse ouvertes toutes les portes. C’est la dernière puissance de ce texte. Plutôt l’avant-dernière. 

Le créateur, Dimitri Rouchon-Borie, s’éclipse pleinement du texte afin de mieux servir de plume énergétique à sa créature en quête de clarification. Aussi ce qui demeure au sortir de La Colline au loup, même longtemps après, est-ce la trace, la traîne de ce soutènement spirituel : ce rappel qu’une aurore numineuse soutient constamment la création (divine ou littéraire) et que c’est elle qui réussit plus ou moins inconsciemment, plus ou moins aveuglément, à nous faire supporter l’insupportable.

LE DEMON DE LA COLLINE

Le Démon de la Colline aux Loups, Roman, Tripode, 240 pages, Tarif : 17,00 €, 7 janvier 2021. Dimitri Rouchon-Borie est né en 1977 à Nantes. Il est journaliste spécialisé dans la chronique judiciaire et le fait divers. Il est l’auteur de Au tribunal, chroniques judiciaires (Manufacture des livres, 2018). Le Démon de la Colline aux Loups est son premier roman.

Lire notre entretien avec Dimitri Rouchon-Borie :

Dimitri Rouchon-Borie
Dimitri Rouchon-Borie
Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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