Delphine de Vigan était à Rennes mercredi 9 juin pour présenter son dernier roman, Les enfants sont rois, paru aux éditions Gallimard. Fidèle à sa démarche de questionnement du réel, l’écrivaine offre une plongée dans l’univers des influenceurs du Net, dont elle cherche à interroger les ressorts par la fiction, avec en toile de fond une invitation à prendre du recul sur les tendances de notre époque.

Le 9 juin, Rennes accueillait une invitée de marque en la personne de Delphine de Vigan. L’écrivaine, auteure de romans à succès comme No et moi, Les heures souterraines ou Rien ne s’oppose à la nuit, était invitée à présenter son dernier roman, Les enfants sont rois. Paru alors que l’on fête cette année les vingt ans de l’arrivée de la téléréalité en France avec Loft Story, ce polar raconte la disparition de Kimmy, jeune fille de six ans transformée en star de YouTube par sa mère, Mélanie Claux, bercée par la téléréalité et qui reporte son désir manqué de devenir une célébrité sur ses enfants. La brigade criminelle mène l’enquête, à travers le personnage de Clara, fine procédurière dévouée à son métier, à l’écart du monde des réseaux sociaux et de la célébrité virtuelle.

La puissance du romanesque

Deux univers, celui des influenceurs et celui de la police, que Delphine de Vigan explore en profondeur. « J’ai commencé à m’intéresser à cet univers de la vidéo, en regardant des reportages, mais assez vite, j’ai eu l’idée d’utiliser le ressort du polar pour amener le lecteur dans l’enquête », a-t-elle expliqué. « Une de mes lectrices qui travaillait à la brigade criminelle m’avait laissé ses coordonnées. J’ai donc pu rencontrer des gens à la brigade criminelle. » Une opportunité d’autant plus salutaire que « la criminelle communique très peu, se protège, donne peu accès à ses bureaux. Il m’a fallu montrer patte blanche, expliquer mes intentions. » Pour rassurer ses interlocuteurs et rendre l’enquête la plus réaliste possible, elle utilise une méthode de travail originale : « Au lieu de les interroger de manière habituelle (sur la façon dont ils travaillent, ce qu’ils font, etc.), je leur ai soumis le cas fictif de Kimmy. D’abord, je leur ai demandé : prendriez-vous en charge ce cas ? Dans ce cas précis, oui, en raison de la notoriété de l’enfant et de la demande de rançon. À partir de là, les voir travailler sur ce cas m’a passionnée. » Quitte à noyer le côté romanesque ? « Les policiers m’ont encouragée à romancer la chose, ce dont je ne me suis pas privée ! »

Delphine de Vigan Les Gratitudes

Et l’univers de YouTube est selon elle « plus opaque que celui de la criminelle », car les processus de monétisation sont flous, et les familles des influenceurs sont peu enclines à communiquer. « J’ai compris que ma seule ressource était la fiction, et qu’il fallait faire marcher mon imagination pour l’envers du décor : qu’est-ce que ça signifie, pour une famille, de tourner n vidéos par semaine ? Et puis, bien sûr, il m’a fallu imaginer la trajectoire intime de Mélanie, sa trajectoire sociale, d’où elle vient, l’éducation qu’elle a reçue, comment tous ces ingrédients façonnent une Mélanie. » Tout cela grâce à la puissance du romanesque. « Je me suis rendue compte quà travers la fiction, je m’étais approchée de la réalité. » D’autant que le thème des influenceurs a connu de récents développements, avec notamment la loi du 19 octobre 2020 visant à encadrer l’exploitation commerciale de l’image d’enfants de moins de seize ans sur les plateformes en ligne. « D’autres faits sont survenus, très précis. Delphine avance à tâtons, pour comprendre la manière dont les politiques se sont emparés des réseaux sociaux. Elle avait mis le doigt dessus bien avant », a salué Karina Hocine, son éditrice chez Gallimard. « Je pense que c’est le propre des romanciers d’être aux prises avec le monde extérieur, de percevoir des signaux relativement faibles à partir de quoi on fabrique de la littérature », avance Delphine de Vigan.

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Delphine de Vigan (au centre) et son éditrice chez Gallimard, Karina Hocine (à droite)

La consommation comme seule ressource

La téléréalité suscitait un intérêt particulier chez l’écrivaine, en raison de sa particularité : il suffit d’être vu pour pouvoir exister. « Peut-être que ce qui m’intéressait le plus, c’était le rapport étrange et la porosité entre le réel et la fiction. C’est un thème qui intéresse l’ensemble de mon œuvre. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est de se poser la question : « comment faire croire aux gens que c’est réel ? » Au début de Loft Story, peu de gens regardaient l’émission en temps réel, mais ensuite, on a découvert que des gens qui ne faisaient qu’être eux-mêmes (ou du moins une certaine représentation d’eux-mêmes), accédaient à une célébrité sidérante en quelques jours. Des gens filmés pendant plusieurs semaines rentraient chez eux et étaient accueillis comme les Beatles ! Cela montre que n’importe qui peut avoir une audience, il suffit de se raconter pour avoir un public mesurable sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas tant la célébrité qui me fascine que l’illusion d’être en contact avec l’autre dans un monde où l’on n’a peut-être jamais été aussi seul. »

Dans Les enfants sont rois, c’est aussi la frontière entre l’intime et le public qui est interrogée. « Cela fait vraiment partie des questions que je me suis posées », a expliqué Delphine de Vigan. « Au-delà de ces vidéos qui mettent en scène tout le quotidien d’une famille, des premiers besoins sur le pot aux mots dans le carnet scolaire, en passant par les séances d’unboxing (déballage de jouets en direct), qu’est-ce que l’enfant peut imaginer ? Où est sa vie privée car tout est raconté, renseigné de manière quotidienne, filmé… Comment se construit-on quand on est un enfant dans cet univers ? » Ce qui l’a également frappée au départ, ce sont les valeurs véhiculées dans ces familles, la consommation comme seule ressource pour se construire, la mise en scène du désir et de la richesse sans aucun recul ni discernement. « Plus on consomme, plus on achète, plus on est heureux. L’achat est sanctifié alors qu’il n’a aucune nécessité. » Ce qui n’est pas sans incidence sur le public de ces vidéos : « Un enfant qui regarde cela va le prendre au premier degré : quel enfant n’a pas rêvé de pouvoir tout acheter ? »

ce n’est pas tant la célébrité qui me fascine que l’illusion d’être en contact avec l’autre dans un monde où l’on n’a peut-être jamais été aussi seul.

Delphine de Vigan

Deux personnages si proches mais si différents

Le lecteur est invité à se mettre dans la peau des deux personnages principaux : Mélanie, qui n’a pas hésité à venir à Paris alors que sa mère n’y était pas favorable pour tenter de devenir une star de la téléréalité, et Clara, entrée dans la police par vocation bien qu’issue d’une famille de militants plutôt anti-flics. Deux femmes « affranchies d’une certaine manière, mais pas tant que cela, parce qu’on ne s’émancipe jamais totalement de l’éducation que l’on a reçue », a précisé Delphine de Vigan. « C’est un thème que j’ai souvent abordé de manière intime : quelles failles, quelles forces venues de l’enfance, mais là, j’ai abordé cela sous un angle sociétal. » Deux femmes qui vivent dans le même monde, mais semblent opposées, jusque dans leur façon de vivre avec leur époque : « Mélanie vit pleinement dans son époque, parfois sans discernement, tandis que Clara reste méfiante quitte à vivre au seuil de son temps », ce qui questionne la capacité du policier à avoir une vie « normale » quand il est spectateur des horreurs du monde. Mélanie l’instantanée et la fictionnelle, Clara la réfléchie et la procédurière. « Le travail de Clara est fastidieux mais stratégique : c’est elle qui met en récit l’enquête. En ce sens, il m’est apparu qu’elle pouvait être un double de la romancière ».

Des thématiques et des questionnements qui ne surprennent pas Karina Hocine, devenue secrétaire générale éditeur de Gallimard en 2019, et que Delphine de Vigan a suivi : « Ce sont des questions qui se retrouvent dans tous ses livres, empreints de formes différentes. La question du rapport au réel est sans doute ce qui la constitue. Ce qui me surprend et m’enchante, c’est la puissance de son imaginaire. » Le choix du sujet ne l’a pas vraiment étonnée : « J’avais noté qu’elle était désarçonnée par ce faux mouvement de la société. Je la voyais comme une personne à distance de ce qui pouvait se jouer. Ce qui est assez admirable, c’est qu’au lieu de tenir le sujet à distance, elle le prend à bras-le-corps. Le monde des Youtubeurs est assez loin de nous, jusqu’à ce qu’elle mette le nez dedans. » Pas de doute, Les enfants sont rois vaut le détour.

Les enfants sont rois de Delphine de Vigan, paru le 4 mars 2021 aux éditions Gallimard, 352 pages, 20€.

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