Le cinquantième festival d’Angoulême, qui s’est déroulé du 26 au 29 janvier 2023, a généré encore plus que d’habitude des files d’attente interminables aux séances de dédicaces. Mais qui sont ces personnes capables d’attendre des heures pour un dessin ? Des névrosées ? Des passionnées ? Tentatives d’explications.

« C’est quand même magique ! ». Je me retourne. Une dame émerveillée regarde derrière moi la dédicace qu’est en train de réaliser Baudoin sur la première page de la BD Les sentiers cimentés. Elle me regarde avec un large sourire, heureuse de partager ce moment de création. Le dessinateur de Couma Aco, Alph-Art du meilleur album 1992, trempe depuis quelques minutes son pinceau dans un encrier en forme de pipe et pose sur la page de garde de mystérieuses traces qui s’étalent sur la feuille comme autant de promesses, de formes et de mystères. Debout, il est appliqué, concentré et réalise son dessin comme s’il s’agissait d’une œuvre majeure. Pas de désinvolture mais une volonté de donner le meilleur. Ce moment explique à lui seul ce que recherchent ces admirateurs et collectionneurs de dédicaces BD qui s’entassent dans les couloirs des espaces dédiés de ce cinquantième festival d’Angoulême. Ils peuvent attendre des heures entières dans des files d’attente interminables pour obtenir le moment de rencontre. Car il s’agit bien pour eux, avant tout, d’un moment de rencontre que seul le dessin peut créer. Baudoin, lorsqu’il part en voyage au Chili ou dans la vallée de la Roya pour dialoguer avec des inconnus, leur donne d’abord un dessin qu’il photographie pour le reproduire de retour dans son atelier. Pour créer le lien, entamer le dialogue même avec des étrangers. Emmanuel Lepage, arrivé des terres australes, raconte comment lorsqu’il se met à dessiner sur le pont d’un bateau, les marins s’approchent, discutent et il nous confie que le « dessin est un formidable mode de rencontre ».

Festival Angoulême 2023
Dédicace de Baudoin pour Les sentiers cimentés.

Comme un enfant, l’amateur assiste à un instant rare : celui de la création. Je me souviens de Rosinski, auteur de Thorgal, portant sur une toile des centaines de touches créant une œuvre abstraite digne de Pollock. Mais peu à peu, une fois toutes les taches de couleurs posées, quelques traits, quelques coups de pinceau supplémentaires transforment l’abstraction en paysages lunaires où apparaissent de multiples personnages. Voir naître une œuvre (car même répété pour des dizaines d’amateurs, le dessin ne sera jamais à l’identique) reste un moment d’émerveillement. Pour cela, une dédicace BD est incomparable avec une dédicace manuscrite d’un romancier. Ou un selfie. Une dédicace est un cercle fermé aucunement destiné aux autres.

Le plaisir est accru lorsque le dessinateur fait de sa vie une œuvre qui rend le lecteur, même de manière illusoire, un peu spectateur et acteur. Baudoin s’est confié de la manière la plus intime dans ses dizaines d’albums. Le rencontrer vous donne sentiment de dialoguer avec lui, de partager. Lorsque vous lui dites avoir fait une « belle rencontre » en découvrant son œuvre, l’œil du dessinateur à plus de quatre-vingts ans et des centaines de séances de dédicaces, s’illumine encore et sa signature se fait plus légère. 

Bien entendu, toutes et tous ne peuvent consacrer un temps infini à ces rencontres et l’on conçoit, lorsque l’on voit les files interminables pour Zep ou Riad Sattouf, que ceux-ci fassent simplement un petit croquis d’une mèche de Titeuf ou un trait rapide de la silhouette d’Esther. Pourtant presque tous les créateurs ont le respect de leurs admirateurs. Un petit mot gentil, un sourire lorsque le dessin est achevé en peu de temps, suffisent parfois. Dans une file d’attente, un amateur me racontait avoir rencontré Zep, seul, dans un café. Il lui avait glissé deux ou trois mots et le dessinateur suisse avait spontanément fait un dessin élaboré sur la table de bistrot, un dessin photographié que le lecteur me montre religieusement sur son téléphone. D’autres comme Grouazel et Locard, formidables auteurs de la formidable série en cours Révolution, têtes baissées, s’appliquent dans un mimétisme parfait à vous offrir un dessin de grande qualité et soigné. Ils savent devoir leur succès légitime aux libraires et aux lecteurs porteurs par le bouche à oreille des critiques les plus efficaces. En leur offrant une belle dédicace, ils les remercient. 

Festival Angoulême 2023
Grouazel et Locard, auteurs de Révolution.

Les dessinateurs réfractaires à la foule viennent parfois dans les petits festivals et c’est un des autres plaisirs des amateurs de BD : se rendre dans ces endroits où des passionnés s’investissent toute l’année pour créer une manifestation locale ou régionale. L’ambiance y est différente et le bonheur aussi fort. Vous irez ainsi peut-être aux Rencontres Challand à Nérac que tient à bout de bras la veuve de l’auteur où de grandes signatures viennent par amitié dédicacer des ouvrages. Vous y rencontrerez possiblement Loustal, absent permanent à Saint-Malo ou à Angoulême, mais qui dans la petite ville du Lot-et-Garonne, attendra sur une table de bibliothèque sagement un hypothétique lecteur. Ayant le temps, il vous dédicacera Barney ou la note bleue et vous entretiendra de sa passion du jazz, vous conseillant quelques morceaux choisis. A Eauze, Jean Harambat vous dira le plaisir de voir sa BD retenue en avant-première en feuilleton par le journal Le Monde. À Clairac, Riff Reb’s vous entretiendra d’une traversée BD épique sur un ferry dieppois. Souvent isolés dans leurs ateliers, nombre de dessinateurs aiment ces moments, même fugaces et superficiels, de partage et de connivence.

Parfois le festival est loin, trop loin ou votre emploi du temps, vos finances ne vous permettent pas le voyage. Alors une autre magie s’opère. Celle des amis sur place, ou des libraires, ces formidables passeurs de passion. Ils feront pour vous la file d’attente, prendront soin de l’ouvrage signé et vous le garderont précieusement. Bien entendu vous n’aurez pas ce plaisir de la rencontre, la magie du dessin qui se crée, mais vous aurez un beau signe d’amitié et de gentillesse. Et vous saurez qu’un libraire, souvent organisateur de séances de dédicaces, est autre chose qu’une plate-forme Internet. Et qu’un ami est un ami.

Une dédicace c’est aussi un marqueur de temps, une madeleine de Proust, une photo sépia dans une boîte à chaussures. C’est ainsi qu’en 2006, Clément Oubrerie à Saint-Malo dédicace le tome 1 d’Aya de Yopougon. L’émerveillement devant la beauté du dessin et le geste du dessinateur vont donner naissance au goût prononcé des dédicaces. Seize ans plus tard, Oubrerie signe avec Marguerite Abouet le tome 11 de la série devenue culte. Seize ans plus tard, Oubrerie dessine une deuxième Aya, sur la page de garde, bouclant la boucle. On se souvient pareillement d’un petit salon à Chalonnes-sur-Loire. Davodeau venait de finir Rural et pourtant il était seul, devant sa petite table (c’était il y a longtemps, plus de 20 ans !). Il dessina aux enfants une vache parce qu’ils venaient d’une ferme familiale proche. Ce dessin est désormais daté et ancré dans les souvenirs d’adolescents devenus adultes.

Festival Angoulême 2023
Dédicace de Grouazel et Locard pour Révolution.

Bien entendu, il paraît qu’il y a des collectionneurs, des spéculateurs qui revendent le lundi des dessins faits le dimanche. Ils doivent être rares et je n’en ai jamais rencontré. Je les plains car qui peut vendre et surtout acheter une dédicace faite à un prénom inconnu sans autre plaisir que de posséder ? Ainsi ce brave monsieur montrant à Étienne Davodeau une de ses dédicaces achetée chez un libraire parisien, que le dessinateur amusé mais aussi un peu en colère déclara n’avoir jamais réalisée. Entasser, collectionner, spéculer, vendre n’a aucun intérêt et le mot collectionneur est bien peu adapté aux cueilleurs de dédicaces.

On pourrait multiplier les motifs de plaisir de ces séances, comme celle d’être dans des files d’attente avec des passionnés porteurs de savoureuses anecdotes, animés par la passion de la BD. On pourrait, mais la dame derrière moi attend son tour. Baudoin met une dernière touche noire sur la feuille. Il y appose mon prénom. Il a peint un autoportrait : il est allongé et dessine probablement la nature. Ou un nu. Ou un homme qui passe un fagot de bois sur l’épaule. Ou un enfant qui suce son pouce. Il me livre discrètement un joli cadeau. Un dernier remerciement, un large sourire et la dame me succède. À son tour elle va découvrir ce qui n’existe pas encore, mais qui va devenir une œuvre. Comme elle l’a dit juste avant : « C’est vraiment magique ».

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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