Boris Charmatz est en résidence à partir du samedi 6 mai 2017 au Garage de Rennes. À cette occasion, Boris Charmatz, danseur, chorégraphe et directeur du Musée de la danse, présentera sa nouvelle création : 10000 gestes experiment. Entretien expérimental…

 

Unidivers :  Le titre de la pièce annonce sans détour son contenu : 10000 gestes. La contrainte de départ est très claire : « aucun geste n’est jamais répété par aucun des danseurs en présence. » Dans l’entretien que vous avez accordé à Gilles Amalvi*, cela semble s’imposer à vous comme un challenge. Ainsi, vous déclarez notamment qu’« aucun chorégraphe digne de ce nom ne se risquerait à incorporer 10000 gestes dans son écriture ». Quel cheminement vous a amené à relever le défi de réaliser cette « chorégraphie impossible » ?

BORIS CHARMATZ

Boris Charmatz : On a créé à Rennes, il y a quelques années, une pièce qui s’appelle Levée des Conflits dans laquelle c’est l’inverse de 10000 gestes. Il n’y a que 25 gestes ou c’est même plutôt un geste qui se transforme et que tous les danseurs reprennent de manière presque infinie. Quand j’ai vu la version longue de cette pièce au MoMa à New York, j’ai eu comme un flash où je me suis dit que les visiteurs restent là et ont l’air « fasciné », moi aussi, par ces danseurs qui bougent sans arrêt. C’est toujours la même chose et pourtant cela se transforme en permanence. Je me suis demandé si on ne pouvait pas faire l’inverse. Avoir au contraire des gestes qui seraient toujours nouveaux. On ne reconnaîtrait pas du tout ce qui se fait. Par contre, à force d’en faire, des gestes, cela devient pratiquement immobile. En ce moment, je pense beaucoup au coyote de Tex Avry qui court et qui passe au-dessus de la falaise et continue de courir avant de tomber. Dans la pièce, on court, on fait des gestes : des gestes politiques, sociaux, des gestes de danse, des drames, des blagues, des gestes anecdotiques… On les fait très vite pour, d’une certaine manière, ne pas tomber. On est sur le fil, une sorte de torrent de gestes, un peu boulimique. On essaie d’avancer et on est comme le coyote, sur la crête.

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Levée des conflits

Unidivers : Pour cette nouvelle création, vous avez notamment travaillé sur un paramètre essentiel : la vitesse, en recherchant une « assez grande vitesse d’exécution », « une pluie (…) un torrent gestuel ininterrompu »*. Cette vitesse amenant probablement à une situation d’inconfort visuel pour le public. Est-ce, comme dans d’autres de vos pièces, ce « Besoin de traumatiser les conditions de réception de la danse »** ? De même, comment conjuguer cette recherche d’un rythme soutenu en assurant une lecture cohérente de l’œuvre ?

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Manger

Boris Charmatz : La vitesse, c’est aussi un plaisir pour les danseurs. Il y a un plaisir de la lenteur que j’adore d’ailleurs. La vitesse, c’est le plaisir du mouvement, le plaisir de nouvelles expériences, de sensations. Et là, comme c’est un cocktail de danse, une hyper-danse. Au lieu d’avoir un spectacle, on en a quinze en un puisque cela va très vite. À regarder, je pense que cela est du coup très plaisant, mais c’est complexe, car il y a 10000 gestes. On ne les voit pas tous. On ne peut pas se souvenir. Même si on les voyait, on ne peut pas les imprimer. Je pense beaucoup à cet hiver, lorsque je roulais en voiture, avec les flocons de neige. Il y a plein de flocons, avec certains qui rentrent dans les phares. On a l’impression qu’ils viennent sur nous et puis ils disparaissent. C’est un peu ce qu’on fait. Il y a plein de gestes. En fonction des spectateurs, ils vont voir tel danseur faire tel geste, tel groupe de danseurs faire tel autre. Ils vont en rater plein d’autres. Par contre, il y a une telle vitesse que cela nous donne envie de nous demander ce qu’on rate, car on sait que chaque geste qui est fait disparaît. Si on a pu percevoir quelqu’un qui vous dit au revoir, qui s’adresse à vous en se frottant les mains, vous savez qu’une seconde plus tard, il le fait plus. Il y a un sentiment d’urgence à faire ces gestes, mais aussi à essayer de les voir avant qu’ils disparaissent. Je trouve que c’est intrigant parce que d’habitude pour construire un vrai spectacle, au contraire, on a des figures qui reviennent. On les fait une première fois lentement, puis une deuxième fois plus vite, la troisième fois en groupe. On a un vocabulaire qui se développe petit à petit. Là, il n’y a pas de structure. C’est très chaotique puisque les gestes disparaissent.

danse de nuit charmatz
Danse de nuit

Unidivers : La vitesse amène à isoler des gestes. D’une certaine manière, le public construit sa propre chorégraphie en fonction des sélections opérées. La pièce appelle donc à un engagement du public poussé à sortir de sa passivité. L’œuvre semble à la fois questionner sa position ainsi que la dichotomie entre émetteur et récepteur. Cette hiérarchisation des gestes est-elle seulement naturelle ou également orientée ?

Boris Charmatz : En tout cas, ce qui me plaît, c’est quand moi, je regarde, je ne sais pas exactement, est-ce que c’est drôle, est-ce que c’est tragique. Il y a une scène où il y a un accouchement. C’est un des 10 000 gestes. L’accouchement est un drame, un moment de vie fort. À côté de moi, les autres trouvaient cela hilarant. Il se passe tellement de choses que parfois, quelqu’un rigole à côté de moi, mais je ne peux pas savoir pourquoi. On voit certaines choses et par conséquent, on se raconte sa propre histoire, on sélectionne, on suit tel danseur plutôt qu’un autre. Au lieu d’avoir une histoire ou un scénario, il y en a vingt.

Unidivers : La note d’intention accompagnant la présentation de 10000 gestes est illustrée par une broderie de l’artiste italien Alighiero Boetti issue de la série Tutto (1987-1988). Ce rapprochement entre la danse et les arts s’inscrit au cœur du Musée de la danse puisque vous écrivez dans le Manifeste de celui-ci « La danse et ses acteurs se sont souvent définis en opposition à des arts dits pérennes, statiques, dont le musée serait le lieu de prédilection. » Boetti collecte des formes -chiffres, cartes du monde, calligraphie, objets de la vie quotidienne…- provenant des magazines, livres et journaux pour ensuite créer de nouvelles compositions. Comment avez-vous procédé pour établir un répertoire de gestes ?

Alghiero BoettiBoris Charmatz : C’est vrai que j’aime beaucoup cette œuvre d’Alghiero Boetti. C’est très beau cette mosaïque faite de plein de formes qu’on peut reconnaître. Il y a des corps, des objets, mais quand on regarde de loin, c’est très chaotique. Dans la pièce, c’est à la fois très visuel au sens où c’est une collection, comme un musée. Une collection de 10000 gestes, mais en même temps, elle est bafouée, elle disparaît. Il y a un double jeu : quasiment un musée et en même temps pas du tout puisqu’on saccage, les pièces, les gestes passent très vite. Pour faire avec les danseurs, c’est très artisanal. On aurait pu faire des listes sur ordinateur, des paramètres, un logiciel pour créer des gestes ou rassembler des images. On est plutôt dans le studio. On se donne des consignes. Chacun prépare des choses. On rajoute des petits gestes, des gestes anecdotiques, parfois des gestes microscopiques. C’est comme si c’était une pâte, une recette et on ajoute du sel, du poivre, du piment. La construction se fait presque minute par minute. Pendant tout le début des répétitions, on a beaucoup travaillé seul, comment faire des gestes en solo. Puis, on a commencé à chercher des choses à faire ensemble, mais où on ne fait pas la même chose. On ne se serre pas la main parce qu’on ferait alors le même geste.

danse de nuit charmatz
Danse de nuit

Unidivers : Chaque danseur aura au minimum 400 gestes à réaliser. Comment les interprètes s’approprient-ils les gestes ? Dans l’entretien avec Gilles Amalvi, vous évoquez à plusieurs reprises le hasard, quelle place lui accordez-vous ?

Boris Charmatz : D’abord, c’est beaucoup les danseurs qui créent leurs gestes. Ils ne vont pas se les approprier au sens où ce sont eux qui inventent leurs gestes. Des gestes aussi qu’ils ne feraient pas forcément d’habitude. Le danseur comme le chorégraphe a ses gestes un peu favoris. On est forcé à inventer. [Unidivers : le geste de départ a été inspiré par un visiteur.] C’est vrai ! Pour l’instant, je ne l’ai pas encore vraiment calé. C’est un visiteur d’une exposition qui a fait un premier geste. Je me suis dit, c’est celui-là qu’on va faire au début.

Boris Charmatz
Aaatt enen tionon

Unidivers :  Dans une interview en 1984, Boetti déclare : « Je suis un créateur de règles. Et puis grâce à ces règles, ces jeux, ces mécanismes, je peux jouer ou faire jouer les autres » et ajoute à propos des règles qu’« il ne fallait ni que deux formes de même couleur ne se touchent, ni qu’une seule couleur ne domine la toile ». À partir de cet alphabet éphémère que vous établissez, comment organiser cette juxtaposition de gestes ? Recherchez-vous une articulation entre les gestes ? De plus, y a-t-il des gestes qui ont une inscription plus longue dans le temps et qui, à l’instar d’un bateau ou d’un avion, laisseraient un sillage, une trainée plus importante dans l’espace ?

Boris Charmatz : C’est vrai que l’on ne sait pas encore. On est encore dans les répétitions. On a envie que certains gestes durent plus longtemps. Il y a aussi des gestes collectifs où chacun fait des choses différentes. Il y a une scène de naufrage par exemple. On se dit qu’on ne va pas le faire en un quart de seconde. Comment le faire durer ? Cela va-t-il rester dans la pièce où tout passe vite. On se pose encore ces questions. Pour que tel geste laisse une trace, soit on ne s’en occupe pas et c’est le spectateur qui choisit, soit on met un danseur devant, on le fait durer. Si tout le monde est lent, celui qui est rapide est très visible. À l’inverse, si tout est très rapide, celui qui est lent est visible. C’est beaucoup des jeux de contrastes que l’on fait empiriquement, tous ensemble. C’est une pièce énorme donc c’est pas un chorégraphe tout seul qui dessine cela. C’est une œuvre collective. Le principe est qu’il n’y ait pas de hiérarchisation des gestes. Sur les 10000 gestes, il y en a que moi, j’aime et que peut-être vous ne verrez même pas. On peut aussi se dire que parfois ce qui est beau, c’est les gestes microscopiques, le fait de réaliser des gestes quasiment invisibles. Il y a des manières d’insister sur des directions.

lieux mouvants 2016
Lieux mouvants

Unidivers : L’intégration d’un élément architectural ou sculptural est une composante qu’on retrouve dans plusieurs de vos créations : la structure métallique verticale dans Aatt enen tionon ou encore la sculpture de Toni Grand dans Les Disparates. Pour 10000 gestes, la sculpture ou architecture prend vie puisqu’elle devient « sculpture chorégraphique ». Les danseurs s’affirment à la fois dans la singularité de leurs gestes, mais aussi comme un tout, rejoignant par-là l’idée du Tutto chez Boetti. Comment expliquez-vous cette opposition, ou non d’ailleurs, entre cette sculpture qui tend vers l’immobilité et la danse, art du mouvement ?

Boris Charmatz : J’aime travailler avec des machines, des structures, des objets. De plus en plus avec le Musée de la danse, ce qui m’a plu, c’est que le corps des danseurs fasse le musée. On cherche une architecture idéale qui serait le musée de la danse. C’est les corps eux-mêmes des visiteurs, des danseurs qui font une architecture. J’aime cette idée que dans la danse, nous n’ayons pas besoin d’une maison, car c’est le corps du danseur, la danse qui est une maison. C’est nous qui transportons notre musée.

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Aatt-enen-tionon

Unidivers : À propos de l’élaboration des gestes, vous expliquez également qu’ « il suffit de considérer que poser le pied sur scène constitue déjà un geste. Du coup plus personne d’autre ne peut plus poser le pied. » Ne peut-on pas poser le problème à l’envers en voyant chaque geste dans son unicité, même le plus banal comme celui de poser le pied. En d’autres termes, cette pièce ne vise-t-elle pas à redéfinir le geste ?

Boris Charmatz : C’est vrai que c’est une quête un peu métaphysique. Est-ce qu’un geste ressemble à un autre ? Qu’est-ce qui fait qu’ils sont différents ? C’est très subjectif. C’est un peu comme une quête du Graal, une obsession qui n’a pas de résolution scientifique. D’une certaine manière, on s’arrange avec les contraintes.

 

10000 gestes experiment Boris Charmatz Ouverture de résidence samedi 6 mai 2017 à 17h Musée de la danse/ Le Garage

Le Garage
18 rue André et Yvonne Meynier 35000 Rennes
Gratuit,sur réservation 02 99 63 88 22

* Entretien avec Boris Charmatz, propos recueillis par Gilles Amalvi le 27 septembre 2016.
** Entretenir, à propos d’une danse contemporaine (Presses du Réel, CND, 2003) Isabelle Launay  en collaboration avec le danseur-chorégraphe Boris Charmatz
Manifeste pour un Musée de la danse (disponible en ligne) de Boris Charmatz

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