Dans Les mémorables Lidia Jorge réveille les héros de la Révolution des œillets. De fait, le 25 avril 1974 inscrit dans le marbre un cas unique dans l’histoire. Cinq mille hommes, menés par quelques grandes figures, ont marché dans Lisbonne. Ils ont obligé un gouvernement à se démettre après quarante-huit ans de dictature et de guerre coloniale. Sans la moindre violence.

De sa maison au bord du Potomac, l’amphitryon, ancien ambassadeur des États-Unis à Lisbonne dans les années 70, charge une équipe de jeunes journalistes d’enquêter sur les différents lieux de la guerre froide afin de produire un documentaire, plan de reconstruction de la mémoire, intitulée L’Histoire réveillée.

mémorables lidia jorgeAna-Maria Machado, journaliste d’origine portugaise, fille du journaliste visionnaire Antonio Machado retourne ainsi en février 2004 à Lisbonne enquêter auprès des grandes figures de la Révolution des œillets.

Accompagnée de deux anciens camarades de faculté restés anonymes malgré leurs meilleurs résultats scolaires, elle va rencontrer ceux qui, regroupés sur une photo appartenant à son père, ont conduit ce mouvement.

Une photo qui a marqué sa jeunesse et qu’elle retrouve en haut des étagères de la maison familiale, celle annotée par sa mère, Rosie Honoré Machado, une actrice belge venue comme tant d’autres se réfugier à Lisbonne, « ville d’espoir » après la Révolution. Telle la Cène, cette photo prise lors d’un dîner au Memories en août 1975, fixe les témoins de la Révolution, regroupés pour débattre d’une position, celle de valoriser l’anonymat des cinq milles révolutionnaires au détriment de quelques figures de gradés.

Ce sont ces personnages, l’Officier de bronze, El Campeador, Charlie 8, le major Umbela, les poètes Ingrid et Francisco Pontais, le chef Nunes, le photographe Tiâo Dolores que, trois jeunes, méconnaissant cet épisode historique, vont rencontrer afin de trouver « entre les pavés, les restes de cette mitraille. »

Chacun raconte le moment marquant de cette journée, des anecdotes piquantes, « cette pause exceptionnelle dans le processus calamiteux de l’histoire », témoigne d’un esprit pratique, d’une vision photographique ou poétique idéale, d’une force positive, d’un chant choral signal de déclenchement de la Révolution, d’une force de planification et d’action, retrouve ses rêves et sa fougue d’antan.

 Il était parfaitement clair que tous ces hommes que nous avions interviewés avaient en commun le fait d’avoir participé à un moment exceptionnel pour lequel ils avaient canalisé les meilleures énergies de leur jeunesse et couru des risques aussi graves qu’éclatants, un moment dont ils étaient amoureux et qu’ils avaient transformé en une histoire passionnelle.

 lidia jorgeMais, dans leur volonté d’anonymat au profit d’une foule, ne souhaitant aucun privilège, ces héros furent oubliés. Et, trente ans plus tard, ce sont des êtres fragilisés, revenus face à la banalité de la vie, face à leurs désillusions.

Dans cette ambiance déjà lourde de la mémoire collective se glisse aussi l’histoire personnelle d’Ana Maria. Abandonnée à douze ans par une mère « coucou », elle doit aussi être prudente sur les conversations avec un père qui n’a jamais eu les mêmes conceptions du journalisme. La fille vit avec son temps, heureuse dans les déserts où règne la folie des hommes. Elle a besoin d’être là où le temps explose alors que son père reste assis « sur un trône, sur un fourneau, rôdant autour de l’intrigue nationale. »

L’insensibilité d’Ana-Maria, la compassion de Margarida Lota et les talents de Miguel à manier la caméra vont donner un éclairage magnifique à ce moment historique, celui où les cadrans d’horloge se sont arrêtés, où le bruit des pas de la Gandola a entraîné cinq mille hommes, où les rues de Lisbonne se sont emplies de cœurs vaillants et pacifiques, où résonne pourtant la mélancolie portugaise.

Les mémorables Lidia Jorge (Os memoraveis traduit du portugais par Geneviève Leibrich), aux Editions Métailié, avril 2015, 352 pages, 20 euros

 

Lire le premier chapitre :

Lídia Jorge est née à Boliqueim dans l’Algarve en 1946. Elle est une des plus grandes auteurs de langue portugaise, consacrant son œuvre à la mémoire de son pays.
Diplômée en philologie romane de l’université de Lisbonne, elle se consacre très tôt à l’enseignement. En 1970, elle part pour l’Afrique (Angola et Mozambique), où elle vit la guerre coloniale, ce qui donnera lieu, plus tard, au portrait de femme d’officier de l’armée portugaise du Rivages des murmures (Métailié, 1989). La Couverture du soldat, 2000 a eu le Prix Jean Monnet 2000 (Cognac) Le Vent qui siffle dans les grues, 2004 a eu le Grand Prix du Roman de l’Association Portugaise des Ecrivains 2003, Premier Prix « Correntes d’escritas » 2004 (Povoa da Varzim, Portugal), Prix Albatros de la Fondation Günter Grass 2006 (Allemagne).

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Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.

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