Crise grecque ? En raison notamment d’attache familiale en Grèce, il a semblé à Pierre Coulmin que ce pays pouvait être examinée à la fois comme champ de mise en œuvre des médications de la conception ultra-libéraliste promue par certains en même temps que comme lieu central d’expérimentations pour des pratiques collectives de résistance et d’exploration de nouvelles voies. Unidivers publie ici l’étude qu’il en a tirée. Ce travail nourri nous a semblé digne d’intérêt et pénétré d’honnêteté intellectuelle, quel que puisse être le point de vue de chacun sur les questions soulevées.

 

Écrire sur l’immédiate crise grecque contemporaine (cf. le précédent article sur Unidivers) est une vraie gageure du fait d’un double mécanisme : celui du flot ininterrompu des articles de journaux et autres commentaires multipliés à l’infini dans la blogosphère, et celui du cours des évènements et des coups de théâtre qui se succèdent continûment dans la vie économique, politique et sociale de la Grèce et de l’Union européenne. Je me sens pourtant en devoir de tenter d’élucider les évènements d’un pays que je fréquente depuis une trentaine d’années. Cette longue fréquentation ne donne cependant ni lucidité, ni savoir, ni clef d’explication particulière. Mais pas moins cependant que n’en possèdent quelques correspondants ou envoyés spéciaux de grands journaux ; ce qui ne les empêche pas d’avoir, dès leur arrivée dans ce pays des a priori tranchés et définitifs.

Ma réflexion va s’appuyer sur des lectures et des témoignages. Ce qui pourrait ressembler à une revue bibliographique, mais sélective, tant il s’écrit des points de vue d’auteur qui, pour bon nombre, sont payés pour faire prévaloir la thèse des grands argentiers de la finance et des pouvoirs en place. Ce ne sont pas ceux-là que je mettrai en valeur. Commençons par un énoncé historico-économique des faits qui ont conduit à la crise financière de la Grèce.

Une crise financière généralisée en six actes.

Les krachs financiers et économiques répétés de ces quatre dernières années s’inscrivent dans la vague des déréglementations financières des années 1980, dues d’abord et notamment à l’abolition du Glass Steagall Act de 1933 qui obligeait à une stricte séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires pour éviter que les mécomptes liés aux risques pris par les banques d’affaires ne diffusent leurs effets dans toute l’économie. Le Glass Steagall Act a été aboli en 1999. Ces déréglementations financières se sont accentuées et elles ont conduit à une théâtralisation dramatique et désastreuse qui affecte le monde, l’Europe, la Grèce.

Premier acte : aux USA, en 2007 la crise immobilière liée au fait que des ménages américains dont les revenus stagnent sont dans l’incapacité de rembourser leurs prêts immobiliers accordés par des banques qui augmentent le taux de leurs demandes de remboursement en s’alignant sur les taux directeurs de la réserve fédérale qui passe de 1 % à 5 % entre 2004 et 2006  la chute des cours de l’immobilier fait que la valeur des habitations des accédants à la propriété est devenue inférieure à celle des crédits d’accession.

Deuxième acte : la crise qui touche le secteur des prêts hypothécaires à risque dite crise des subprimes se transforme, en septembre 2008, en grave crise bancaire, le bilan des banques se révélant alourdi de crédits immobiliers insolvables, ce qu’elles avaient déclenché par leur laxisme et leur appât du gain. La banque Léman Brothers chute, la panique gagne, les banques ne proposent plus de prêts ce qui met l’économie au bord de l’asphyxie.

Troisième acte : les États s’endettent massivement pour renflouer les banques et relancer l’économie, mais s’interdisent de les mettre sous contrôle public. Fin 2008, début 2009, la crise de la finance privée se transforme en crise sociale, avec un chômage qui grimpe fortement et un gonflement de la dette publique.

Quatrième acte : Après le sauvetage des banques par l’argent public, les Bourses retrouvent leur vitalité. Ce qui fait que les affaires reprennent, au profit, d’abord, des actionnaires de la finance mondiale – banques d’affaires, compagnies d’assurances, fonds de pension. Les banques reportent leurs avoirs du marché des actions vers celui des dettes publiques. Ce qui serait plus rentable si leurs taux d’intérêt montaient : c’est l’objectif de l’attaque spéculative sur la dette souveraine des pays du  sud de l’Europe. Attaque précédée par les « avertissements » des agences de notation qui se comportent en poissons-pilotes des requins de la finance mondiale.

Cinquième acte : un cercle vicieux s’enclenche du fait que les États de l’Europe se refusent à stopper la spéculation financière par des lois adaptées et à faire acte de solidarité pour aider massivement les pays européens en difficulté, dont la Grèce. Ceux-ci doivent donc emprunter pour payer la dette, réduire leurs déficits pour emprunter, donc réduire les dépenses publiques, c’est-à-dire les salaires, les retraites, les prestations sociales pour diminuer les déficits, donc appauvrir les ménages qui consomment moins. Cette moindre consommation engendre la récession, donc la réduction des rentrées d’impôt. Ce qui incite les agences de notation à accentuer la dégradation des titres de la dette, ce qui fait grimper les taux de remboursement des emprunts.

Sixième acte : la chute en chaîne des pays européens touchés par la spéculation financière. Après un long temps d’hésitation, le (premier) plan d’aide à la Grèce d’avril 2010 est mis en œuvre par le FMI avec des prêts de 45 milliards d’euros, dont 15 par le FMI… La Grèce devra en contrepartie réduire de 5, voire de 6 points, un déficit budgétaire estimé à 14 % du produit intérieur brut. Une saignée violente, opérée prioritairement dans les budgets sociaux, mais déjà insuffisante aux yeux de Berlin…

L’absence de stratégie cohérente, coordonnée et solidaire caractérise la réaction des États, des institutions européennes et du FMI. Chacun relaie les mots d’ordre des marchés tout en jurant d’y résister. Rassurer les marchés est la seule maxime des gouvernements de Madrid à Lisbonne, à Dublin, à Athènes. Jusqu’au stade actuel de l’éviction des instances politiques par les troïkas financières. La finalité de l’Union européenne connaît une vraie rupture. Elle s’était fondée sur une promesse de solidarité territoriale entre pays du nord et pays du sud, entre grands pays industriels et petits pays plutôt agricoles. Elle est confrontée à la lutte pour la survie et apparaît comme un espace de réduction des salaires, des prestations sociales, livré aux poussées spéculatives internationales. L’objectif des pères fondateurs de l’Europe reposait sur l’espoir que l’union douanière puis monétaire entraînerait l’union politique et sociale. Cet objectif paraît durablement mis à mal. S’y substitue un impérium germanique de domination sur l’Europe.

La situation déplorable de la Grèce

Et, dans ces conditions drastiques que devient le peuple grec ? Rappelons d’abord les mesures punitives qui sont prises :

Le nouveau plan d’austérité annoncé dimanche 2 mai 2010 est une véritable catastrophe pour la population grecque, les salariés du privé comme du public, les retraités et les privés d’emplois.

  • Gel des salaires et des retraites de la fonction publique pendant 5 ans ;
  • 
Suppression de 2 mois de salaires pour les fonctionnaires ;
  • Diminution de 8 % de leurs indemnités déjà amputées de 12 % par l’équivalent du précédent plan d’austérité du gouvernement dirigé par le PASOK ;
  • Le taux principal de la TVA qui, après être passé de 19 à 21 %, est porté à 23 % (les autres taux augmentent aussi (de 5 à 5.5 % et de 10 à 11 %)
  • Les taxes sur le carburant, l’alcool et le tabac augmentent pour la deuxième fois en un mois de 10 %
  • Les départs anticipés (liés à la pénibilité du travail) sont interdits avant l’âge de 60 ans ;
  • L’âge légal de départ à la retraite des femmes est porté de 60 à 65 ans d’ici 2013.
  • Pour les hommes, l’âge légal dépendra de l’espérance de vie ;
  • Il faudra 40 ans de travail (et non plus 37, hors études et chômage) pour avoir une retraite à taux plein ;
  • Cette retraite sera calculée, non plus en fonction du dernier salaire, mais selon le salaire moyen de la totalité des années travaillées (soit l’équivalent d’une baisse du montant net de la retraite de 45 à 60 %)
  • L’État réduira ses dépenses de fonctionnement (santé, éducation) d’1, 5 milliards d’euros.
  •  Les investissements publics seront réduits aussi d’1,5 milliard d’euros.
  •  Un nouveau salaire minimum pour les jeunes et les chômeurs longue durée est créé (soit l’équivalent du CPE rejeté en France par la jeunesse et les syndicats).
  • 33 % de coupes sèches sur les salaires de la fonction publique et les retraites.
  • 25 % liés à l’augmentation des impôts indirects (TVA, essence, alcools, économies annuelles escomptées).
  • 8 % liés au plan de privatisation des entreprises publiques et 8 % liés à la réduction des allocations chômage et solidarité. 7 % liés aux réductions de subvention aux entreprises publiques. 6 % liés à la taxation sur les jeux.

À ce premier axe d’assainissement budgétaire s’en ajoute un deuxième qui prévoit une réforme du cadre des négociations salariales et de l’administration territoriale : 1030 municipalités réduites à 340, etc.

 Sans compter les dernières mesures prévues, qu’un correspondant vivant en Grèce depuis quelque trois décennies décline ainsi :

  • les domaines où s’exercerait la perte de souveraineté nationale, en tout cas en Grèce, susceptible cependant de s’étendre à d’autres pays :
  • la gestion de l’eau
  • la gestion des côtes et en particulier la perspective de l’installation d’énormes parcs de pisciculture (très polluants)
  • la gestion des fonds marins  : poches de gaz et de pétrole, minerais
  • la gestion des sous-sols
  • la gestion des paysages (installations de centrales ou d’énormes parcs d’énergie solaire)
  • l’exercice de l’impôt et le contrôle des ministères
  • la santé avec la privatisation de la plupart des hôpitaux publics
  • l’énergie et l’électricité (les télécommunications c’est déjà fait)
  • les retraites et les assurances santé
  • la gestion des hypothèques ! appelée à être prise en charge par le notariat ! et la justice ! déléguée à des particuliers avocats.
  • Parler d’un coup d’État par la haute finance ne semble pas exagéré.
  • Il faut voir les choses en face : l’affiliation de la plupart des dirigeants politiques ou gestionnaires européens et américains à des agences de notation et en particulier à Goldman Sachs ne peut être considéré comme un hasard, quand c’est la survie même de l’ensemble des valeurs et des institutions démocratiques qui est menacé dans l’immédiat

Mesures drastiques au point que le Guardian s’en offusque et trace le tableau hypothétique (et incomplet, car les choses sont allées s’aggravant depuis la parution de cet article) des résultats d’une telle pratique si elle survenait aux USA (cf. note n°3).

Comment la Grèce en est-elle arrivée à cette situation catastrophique ?

Les raisons de cette tragédie sont à rechercher dans deux, sinon trois directions. La première direction de recherche concerne la Grèce elle-même. La deuxième concerne les modes d’insertion de la Grèce dans l’Europe et les transformations des procédures de gestion des États par l’Europe. Examinons, avec attention, la situation de la Grèce.

La Grèce est une démocratie très jeune (35 ans). Ce phénomène est lié à quatre cents ans d’asservissement et de colonisation par l’Empire ottoman. La république est de formation récente (86 ans) et d’existence précaire, entachée de guerres civiles, de conflits mondiaux, de restaurations monarchiques et de coups d’État dictatoriaux (1967-74). Tout ceci explique la difficulté à instaurer une solide armature économique et sociale.

L’impact de l’histoire

Quatre siècles de domination étatique de l’Empire ottoman ont retardé la formation récente de l’État moderne et font que, encore aujourd’hui, la Grèce peut être considérée comme un « jeune état ». Les regroupements territoriaux qui ont conduit à l’état grec actuel se sont échelonnés de 1862 à 1947. Ce qui a forcément retentissements et conséquences sur la gestion administrative et le mode de gouvernance du territoire. À titre de rappel, il a suffi que l’Alsace et la Lorraine soient rattachées à l’Allemagne de 1871 à1918 pour qu’aujourd’hui encore le système de séparation de l’église et de l’état ne s’applique pas à ces territoires pour la raison que les lois de 1905-1906 ont été votées dans un moment où l’Alsace était rattachée à l’Allemagne. Il est vraisemblable que cette coalescence en chapelet du territoire grec a généré une kyrielle de particularités, surtout si l’on se souvient que la Grèce est très insulaire puisqu’elle compte 169 îles habitées : ce qui ajoute à la diversité du territoire et ce qui contribue à expliquer les difficultés de l’État à être reconnu comme légitime et aussi ses difficultés financières endémiques, car l’appareil régalien de l’état s’est mis en place tardivement et de manière disparate.

Les niveaux de vie, les dispositifs de régulation, les politiques d’investissement s’en sont trouvés très retardés. Aujourd’hui la Grèce juxtapose modernité et archaïsmes. Elle cohabite avec la modernité et la mondialisation par internet, par son système de communications, par le tourisme et par sa flotte marchande. (Elle est la première du monde, avec quelque 3150 navires pour 156 millions de tonnes de ports en lourd, en 2010. Mais les armateurs grecs ne sont constitutionnellement pas soumis à l’impôt). Mais dans beaucoup de domaines, elle accumule les retards (en matière de protection sociale, de système de sécurité sociale et de santé hospitalière, d’éducation, de système de retraites et de services aux personnes âgées, de sécurité, de collecte des impôts, de contrôle raisonné de l’immigration aux frontières et de gestion des flux migratoires, de politique environnementale, de gestion de l’espace : il n’y a pas de cadastre). Faut-il pour autant parler d’archaïsme et considérer que la seule norme à adopter en Europe est celle des pays de la première révolution industrielle, notamment l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France… Ou insister sur la richesse que crée la diversité des histoires, des cultures et des situations géographiques des pays appelés à former l’Europe ? Et insister aussi sur le fait que la recherche assidue de nouveaux pays partenaires par les États fondateurs reposait sur l’idée que l’Europe devait associer des pays industriels producteurs et des pays non industriels, consommateurs des produits industriels des premiers, de manière à fonder un imperium économique tressé de solidarités et d’échanges entre les uns et les autres.

L’histoire récente de la Grèce produit des séquelles dans le fonctionnement actuel de l’état et de la société qui se distingue par une économie souterraine qui pourrait représenter de 20 à 35 % du PIB (75milliards €!), avec des pratiques largement répandues de paiements en liquide, de façon à minimiser les traces comptables.

Il en suit une évasion fiscale minorant d’environ 15 % les ressources de l’État (35milliards €, soit l’équivalent du déficit annoncé pour 2009), sans parler des privilèges fiscaux exorbitants en faveur de l’Église orthodoxe, première propriétaire du foncier et des armateurs grecs que la volatilité d’installation des pavillons de complaisance pousse au chantage sur le privilège fiscal, faute de quoi, ils quitteraient le pays. Sans évoquer les niches fiscales qui foisonnent. Ce qui explique que le taux de fiscalisation est scandaleusement inégalitaire.

C’est aussi une société et une économie modelée par la famille : les ménages grecs sont, à plus de 80 %, propriétaires de leur maison. Maison qui peut accueillir jusqu’à trois générations. De même les entreprises sont souvent familiales : 30 % des emplois sont formés de travailleurs indépendants (professions libérales, artisans, commerçants, agriculteurs qui, à eux seuls, représentent 11 % de la structure de l’emploi). Les entreprises de moins de 10 salariés représentent 95 % de l’emploi.

C’est encore un pays profondément rural. Certes, l’agglomération d’Athènes réunit plus du tiers de la population du pays qui compte quelque 10 700 000 habitants. Mais il suffit de penser aux énormes embouteillages qui accompagnent chaque élection (puisque les Grecs majoritairement vont voter dans le pays de leur famille) ou aux mêmes embouteillages du proto mayo, quand les Grecs vont cueillir à la campagne les premiers bouquets du printemps, pour comprendre l’attachement fort des Grecs à la campagne et à la nature.

C’est enfin un pays obsédé par le risque de guerre d’invasion : La Grèce se place en tête des pays d’Europe avec un niveau de dépenses militaires qui représente 4 % de son PIB (France 2,4 %), avec un service militaire qui reste le plus long d’Europe. Tout cela pour rester dans la course aux armements impulsée par la Turquie. Propension guerrière et obsidionale encouragée par le couple dominant de l’Union européenne qui contrôle les importations grecques, mais autorise les achats d’armement, notamment lorsqu’ils proviennent des industries guerrières de France et d’Allemagne.

Mais tout cela ne saurait suffire à expliquer la situation dramatique dans laquelle se trouve la Grèce au sein de l’Europe même si cela contribue à expliquer l’état de faiblesse et de pauvreté relative de la Grèce.

L’économie

Pauvreté qui ne date pas d’hier… Dès la signature du traité d’adhésion à l’Europe, le 28 mai 1979 confirmée par l’entrée de la Grèce dans la CEE, le 1er janvier 1981, il est évident pour tous que la Grèce est un pays pauvre dont le PIB par habitant est inférieur de 50 % à la moyenne européenne. C’est pourquoi, et aussi pour saluer le retour de la Grèce à la démocratie, les conditions d’adhésion lui ont été particulièrement adaptées : une période de transition de cinq à sept ans, selon les produits lui avait été accordée pour son adaptation économique, ce qui n’avait pas retardé l’accès immédiat aux fonds structurels européens. La Grèce en bénéficiera largement avec une moyenne de subventions de quatre milliards d’euros par an dans les vingt années qui suivent.

Chacun sait sans doute qu’après avoir échoué une première fois à sa demande d’entrée dans l’euro, la Grèce est finalement admise du fait de manœuvres bancaires frauduleuses. Il est en effet aujourd’hui établi que la grande banque d’affaires américaine Goldman Sachs, par des montages financiers complexes et la fabrication de produits dérivés ad hoc, a permis aux autorités grecques de minorer fictivement le déficit public de plusieurs milliards d’euros(4).

Malgré tout, pour passer l’examen de l’euro, la Grèce s’était soumise à un régime économique et financier draconien marqué de privatisations, de compression des dépenses, de durcissement de la politique monétaire. Alors que, en 1990, l’inflation et le déficit public galopaient avec un taux de 20 % pour l’une et de 16 % pour l’autre, les « critères de convergence » nécessaires pour entrer dans l’euro sont atteints, sauf la dette publique qui dépasse 100 % du PIB. Puisque le déficit public se creuse, la Grèce encourt de la commission européenne une première « Procédure pour déficit excessif (PDE)» qui la met sous tutelle budgétaire. La politique de rigueur engagée par Caramanlis réduit « officiellement » le déficit sous la limite des 3 % en 2007. Pour Benjamin Coriat et Christophe Lantenois  (article cité) « La Commission mettra fin à sa procédure contre déficit excessif en mai 2007. Ce point vaut d’être rappelé avec force. Car il signifie qu’en Grèce (comme ailleurs dans la zone euro), à l’entrée de la crise financière qui va semer le chaos dans le monde, la Grèce (comme la zone euro) est dans une situation de dette publique et de déficit budgétaire jugée parfaitement saine, au regard même des très stricts critères du Pacte de Stabilité et de Croissance. Il faut en effet rappeler qu’en 2007 aucun pays de la zone euro ne connaît de PDE ! (En 2010, après que la tornade financière fut passée par là, tous les pays de la zone euro y compris l’Allemagne seront placés sous PDE) ».

Il est incontestable que, dans un premier temps, l’adhésion à la CEE a été hautement profitable à la Grèce qui a connu une belle croissance dans la décennie 2000, car du fait de son entrée dans l’euro, elle pouvait recourir à l’emprunt international à des taux très bas. Mais, au fil des années la valorisation constante de l’euro va se révéler pénalisante pour l’économie grecque qui voit s’accroître ses déséquilibres structurels.

Dans ce contexte, la crise financière mondiale telle qu’elle se développe notamment après la chute de Léman Brothers en 2008 sera fatale aux précaires équilibres grecs. (Benjamin Coriat et Christophe Lantenois) (article cité). C’est « le quatrième acte » décrit au début de cet article. Et l’on peut s’interroger sur les raisons qui poussent les spéculateurs de la finance internationale. Ce n’est pas dû à l’importance des dettes publiques de la zone euro : celles du Japon, celle du Royaume uni et celles des USA sont plus importantes. Le fait que l’euro soit considéré comme une proie facile est lié aux erreurs de conception institutionnelle de la zone euro qui statuent que l’acquisition des titres de la dette publique est interdite à la banque centrale européenne. Ce qui fait de ces dettes publiques le terrain de jeu réservé aux banques privées. De plus les institutions, depuis le traité de Lisbonne interdisent la solidarité financière entre pays membres, comme elles interdisent à la banque centrale européenne d’acquérir des titres de la dette publique, livrant celle-ci aux marchés financiers, qui de ce fait les considèrent comme leur domaine réservé et leur terrain de manoeuvre privilégié {Benjamin Coriat et Christophe Lantenois  (article cité)}. Les marchés financiers vont se servir des faiblesses institutionnelles de l’Europe en s’attaquant aux pays les plus fragiles. D’abord la Grèce, puis d’autres pays européens : le Portugal, l’Italie, l’Irlande… On peut faire l’hypothèse que d’autres pays suivront. Ainsi de l’Espagne, de la France et, à terme, par voie de conséquences, l’Allemagne dont 40 % des exportations se font à l’intérieur du marché européen. D’où le risque de voir l’Europe sinon voler en éclat, du moins s’orienter vers des gouvernances discriminantes qui conduiront à une Europe à plusieurs vitesses.

Union européenne et politiques de cohésion économique et sociale

Comment en est-on arrivés là ? Alors que la construction de l’Europe, dès son origine, était fondée sur une volonté de solidarité entre les pays du nord, « riches » et industriels et les pays du sud, « pauvres », plutôt agricoles et dépourvus d’industries. Cette volte-face mérite examen.

Prenons appui sur quelques textes officiels de l’Union européenne, notamment sur le Troisième rapport sur la cohésion économique et sociale: situation socio-économique de l’Union et impact des politiques européennes et nationales (février 2004, publié en mai 2007). Voici la présentation officielle des grands axes de la politique régionale :

« La politique régionale de l’Union européenne favorise la réduction des écarts structurels entre les régions de l’Union, le développement équilibré du territoire communautaire ainsi que la promotion d’une égalité des chances effective entre les personnes. Fondée sur les concepts de solidarité et de cohésion économique et sociale, elle se concrétise au travers de diverses interventions financières, notamment celles des Fonds structurels et du Fonds de cohésion. Pour la période 2007-2013, la politique régionale de l’Union européenne occupe le deuxième poste budgétaire de l’Union européenne avec une allocation de 348 milliards d’euros. En 1986, l’Acte unique européen a introduit l’objectif de cohésion économique et sociale. Le traité de Maastricht (1992) a finalement institutionnalisé cette politique dans le traité CE (articles 158 à 162). »

Était-ce volonté réelle de réduire les différences pour progressivement les supprimer ou simple souci d’atténuer les énormes écarts entre les plus pauvres et les plus riches de ces États de l’Europe ?

Le troisième rapport sur la cohésion économique et sociale de février 2004 insiste avec vigueur sur les considérables disparités économiques et sociales (mesurées en parité de pouvoir d’achat) de l’Union européenne à 25 : « En 2002, année la plus récente pour laquelle des données régionales sont disponibles, les niveaux de PIB par habitant au niveau régional étaient compris entre 189 % de la moyenne de l’UE à 25 dans les dix régions les plus prospères et 36 % dans les dix régions les moins prospères ».

Vaille que vaille, le système de solidarité régionale et ses apports financiers structurels en matière d’infra structures routières, portuaires et aéroportuaires, ferroviaires ont plus que significativement aidé les « pays du sud » de l’Europe à combler peu à peu leur retard par rapport à la moyenne européenne.

Mais, désormais, la politique de cohésion économique et sociale s’est radicalement modifiée au point de se transformer, sous la houlette vindicative des chefs d’état allemand et français, en politique d’ostracisme, de mépris et de dégradation. Les solidarités structurelles et régionales se sont transformées en dominations injurieuses et tatillonnes des pays les plus riches vis-à-vis des plus pauvres. Le changement d’attitude s’explique par la conjonction de deux phénomènes : le premier date de mars 2004, lorsque les instances européennes, dans leur course à la surpuissance de l’Europe ont fait, de manière inconsidérée, passer le nombre d’États européens de 17 à 25, avant même d’avoir revu les règles de gouvernance, d’avoir mis en œuvre les prémisses d’une politique étrangère commune, tout en maintenant le vote à l’unanimité dans les domaines tels que l’adhésion d’un nouvel état, la fiscalité, la modification des traités ou la mise en œuvre d’une nouvelle politique commune. Comme s’il apparaissait que, seule la montée en puissance économique de l’Europe importait, reprenant ainsi la stratégie d’origine du « Marché commun ».

Le deuxième phénomène est le coup d’arrêt du système de solidarité européenne qui s’est brutalement paralysé suite à la crise bancaire et financière de 2008. Mais il est inutile de revenir sur cette crise de 2008, analysée dès l’introduction. Il est par contre nécessaire d’examiner les transformations de la « doxa » économique au cours de ces trente dernières années. Pour traiter, de manière concise, de ces évolutions, je m’appuie sur l’article de Yann Richard,« l’espace politique « Firmes et géopolitiques » in L’espace politique(mis en ligne le 25 octobre 2011). Celui-ci pose que :

« L’approche des relations entre politique et économie a varié au fil du temps. Les auteurs classiques (Adam Smith) et néoclassiques (Walras), tout en donnant la primauté au marché, ont pu préconiser l’intervention de l’État dans certains secteurs ou circonstances. Au milieu du XXe siècle, et à la suite de la crise de 1929, le keynésianisme renverse la donne. En montrant que les marchés ne s’équilibrent pas automatiquement, il ouvre la voie d’une ère plus interventionniste. C’est en critiquant l’État Providence que le libéralisme contemporain revient en force, sous la plume de Milton Friedman qui publie en 1962 son très influent « Capitalism and Freedom« qui inspire les politiques de Margaret Thatcher et Ronald Reagan au début des années 1980, avant que ses idées ne se diffusent au sein des organisations internationales et des gouvernements de nombreux pays.

À l’issue de ce processus de privatisations et de déréglementations, les firmes multinationales s’imposent comme des acteurs majeurs. On peut se demander si, plus généralement, les acteurs économiques et financiers (agences de notations) ne sont pas devenus des acteurs politiques incontournables, tant ils sont capables, à travers des think tanks et autres groupes de pression, d’orienter les politiques structurelles. Ce rôle « post-manufacturier » est, pour partie, le résultat du « retrait de l’État », tel que Susan Strange a pu le théoriser dans les années 1990. Ce « retrait » s’est exprimé autant à l’intérieur des États dans le cadre d’un désengagement des pouvoirs centraux, que par l’action nouvelle d’acteurs transnationaux, comme les banques et fonds de pension dont les capacités financières se sont considérablement renforcées et qui modifient l’approche classique des relations internationales et de la géopolitique. »

Texte bref qui résume bien les évolutions géopolitiques des trente dernières années et qui analyse, d’évidence autant les conduites des grands commis de l’état et des politiciens des grandes puissances industrielles que celles de la technostructure et de la classe politique de l’Union européenne. Texte qui pose aussi avec justesse la question de savoir si « La crise actuelle va mettre un terme à cette montée en puissance et provoquer un “retour de l’État” ? Il est sans doute encore trop tôt pour l’affirmer, d’autant que l’influence libérale esquissée par l’école de Chicago est encore prégnante dans nombre d’institutions. Mais la logique prônant toujours moins d’État semble désormais remise en question. »

 De toute évidence, cet éventuel « retour de l’état » qu’il concerne les nations ou l’Union européenne mettrait sans doute beaucoup de temps à devenir opératoire, si ce n’est pas pure utopie. Comme semblent en témoigner les derniers agissements des instances de décision européenne à propos de la crise grecque. Arnaud Zacharie, l’un des instigateurs du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM) et directeur du département recherche et programme au centre national de coopération au développement (CNCD) à Bruxelles est, sur cette question, péremptoire dans un article intitulé « Enrayer la spirale négative » paru dans « Imagine demain le monde“ de janvier février 2012, il affirme :

La proposition de l’Union européenne de faire appel, en novembre 2011, aux pays émergents du Sud pour financer le Fonds européen de stabilité financière (FESF) – proposition finalement poliment déclinée par les intéressés – est une nouvelle illustration de l’incapacité des pays européens à régler eux-mêmes leurs problèmes. Déjà en 2010, dans le contexte de la crise grecque, un pays dont l’économie ne représente pourtant qu’environ 3 % du poids économique de l’Europe, l’Union européenne avait sollicité le FMI. Ce dernier fait depuis lors partie, avec la Commission européenne et la Banque centrale européenne, de la ‘troïka’ appelée au chevet des pays européens en crise, sommés d’opérer des cures d’austérité qui ne sont pas sans rappeler les programmes d’ajustements structurels imposés par le passé aux pays en développement.’

L’auteur poursuit en pariant, a contrario, sur la capacité de l’Union européenne à régler ces problèmes, qu’il s’agisse d’enrayer la spéculation sur les dettes publiques, de réguler le système bancaire, de préparer l’avenir de l’Europe notamment en préparant la transition énergétique sans faire appel ni au FMI, ni aux pays émergents, que ce soit la Chine, la Russie ou le Brésil. Arnaud Zacharie affirme que l’échec de l’Union européenne est dû, d’abord à l’incapacité des États membres à développer des politiques coordonnées pour avancer dans cette voie.

La seule politique qui semble avoir les faveurs de l’ensemble des décideurs européens est celle qui consiste à couper drastiquement dans les dépenses pour rassurer les marchés. L’ennui est que ces marchés, pris au premier degré, sont mauvais conseillers. Certes, il est nécessaire de mener des politiques budgétaires rigoureuses et de réduire les déficits, mais des politiques d’austérité généralisée peuvent aboutir au résultat inverse : la baisse des dépenses publiques, si elle est trop importante et trop rapide, peut entraîner une chute de l’activité économique, une hausse du chômage et une baisse des recettes fiscales, ce qui aboutit in fine au creusement des déficits publics. C’est ce scénario de la déflation qui a été à l’œuvre lors de la Grande Dépression des années 1930, de la crise du Japon des années 1990 et des programmes d’ajustements structurels des années 1980 et 1990.

Certes, comme le rappellent à juste titre nombre d’observateurs, ce sont les crises qui ont fait avancer la construction européenne par le passé. Toutefois, ce n’est ni en attendant que les solutions viennent d’ailleurs ni en s’agenouillant devant les marchés que ces avancées ont été opérées. Il serait urgent que les décideurs européens s’en souviennent.

Il y a urgence en effet. Sans reprendre comme assurée l’hypothèse de Thierry de Montbrial qui affirme : ‘Depuis l’aube des temps modernes, les Européens, puis ceux qu’on a pris l’habitude d’appeler les Occidentaux, ont dirigé le monde. C’est probablement un cycle de cinq siècles qui s’achève.’, il est urgence cependant que soit adoptées des décisions politiques qui feront de l’Union européenne un monde de solidarité humaine plutôt qu’un conglomérat politique informe, simple courroie de transmission des spéculations fébriles des puissances financières.

Pierre Coulmin. Thaon. Aghia Paraskévi. Zemeno 2010-janvier 2012.

Géographe de l’espace vécu et de la géographie sociale(1), Pierre Coulmin fut enseignant en histoire-géographie, cheville ouvrière de la formation des milieux ruraux défavorisés de Basse-Normandie, avant de se consacrer à l’étude et à la mise en œuvre du développement local(2) puis, enfin, diriger une fédération nationale consacrée à l’aménagement et aux questions du logement dans les zones rurales de l’hexagone.

Notes

(1) Luttes pour la terre, la société paysanne en bocage normand. OCEP, Coutances. 1979

(2) La dynamique du développement local. Syros-Adels Paris 1986

(3) Par Mark Weisbrot. Économiste et codirecteur du Center for economy and policy research, un centre de recherches à Washington :

Imaginez que, au cours de l’année la plus noire de notre récente récession, le gouvernement des États-Unis ait décidé de réduire le déficit budgétaire de plus de 800 milliards de dollars en taillant dans les dépenses publiques et en augmentant les impôts. Imaginez que, conséquence de ces mesures, la situation économique se soit détériorée, que le chômage ait crevé le plafond pour dépasser 16 %. Imaginez maintenant que le président promette de récupérer 400 milliards de dollars de plus cette année, en économies, en hausses d’impôt supplémentaires. Comment croyez-vous que réagirait l’opinion publique ? Probablement comme elle le fait en Grèce aujourd’hui, manifestations de masse et émeutes comprises. Car c’est exactement ce qu’a fait le gouvernement grec. Les chiffres ci-dessus sont simplement proportionnels aux dimensions respectives des deux économies… Les Grecs sont d’autant plus en colère que le châtiment collectif dont ils sont victimes leur est infligé par des puissances étrangères – la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI). Cela met en lumière ce qui est peut-être le problème le plus aigu, celui qu’incarnent des institutions supranationales, orientées à droite et échappant à tout contrôle. La Grèce n’en serait pas là si elle n’était pas membre d’une union monétaire. Si ses propres dirigeants étaient assez idiots pour, de leur propre chef, pratiquer des coupes claires dans les dépenses publiques et augmenter les impôts en pleine récession, ils seraient remplacés. Puis un nouveau gouvernement ferait ce que la grande majorité des gouvernements de la planète a fait lors de la récession de 2009 : exactement le contraire. Ils mettraient en œuvre un plan de relance, ou ce que les économistes définissent comme une politique contracyclique.

     Et si cela devait passer par une renégociation de la dette publique, alors c’est ce que ferait le pays. De toute façon c’est ce qui se produira, même sous la férule des autorités européennes, mais au préalable celles-ci soumettent la Grèce à des années de souffrances inutiles. Et elles profitent de la situation pour privatiser des actifs publics pour une bouchée de pain et restructurer l’économie et l’état grec à leur convenance.

Châtiment collectif

Un gouvernement grec démocratiquement responsable adopterait une ligne beaucoup plus dure face aux autorités européennes. Par exemple, il pourrait commencer par un moratoire sur le paiement des intérêts qui se montent actuellement à 6,6 % du PIB. (C’est un fardeau terrible, et selon les prévisions du FMI, il devrait représenter 8,6 %du PIB d’ici à 2014. En comparaison, en dépit de tout le tintamarre qui se fait à propos de la dette américaine, le taux d’intérêt net sur la dette publique étasunienne représente aujourd’hui 1,4 %de son PIB.) Cela dégagerait assez de fonds pour un programme sérieux de relance, tandis que le gouvernement négocierait une inévitable révision de la dette à la baisse. Bien sûr, cela exaspérerait les autorités européennes – qui considèrent la situation du point de vue de leurs grandes banques et des créanciers -, mais le gouvernement grec se trouverait au moins dans une position raisonnable avant d’ouvrir les négociations.   À en juger par la toute dernière révision de l’accord entre le FMI et Athènes, il semblerait que l’euro soit encore surévalué de 20 à 34 % pour l’économie grecque. Ce qui écarte encore un peu plus la possibilité d’une reprise engendrée par une ‘dévaluation interne’ – qui consiste à rendre l’économie plus compétitive en maintenant le chômage à un niveau extrêmement élevé pour faire baisser les salaires. Mais le plus gros problème c’est que la politique budgétaire du pays ne va pas dans le bon sens. Et évidemment, Athènes ne peut faire jouer la politique monétaire, puisqu’elle est sous le contrôle de la BCE.

Les autorités européennes disposent de tout l’argent nécessaire pour financer un programme de relance en Grèce, tout en renflouant leurs banques si elles ne veulent pas les voir essuyer les pertes inévitables liées à leurs prêts. Rien ne justifie que l’on continue ainsi à infliger un châtiment sans fin au peuple grec.

(4) Selon l’article de Benjamin Coriat et Christophe Lantenois : ‘l’imbroglio grec…’ paru sur www.aterres.org

In hoc signo vinces, Unidivers, Nicolas Roberti
In hoc signo vinces

Visuel : Icône européenne @ Nicolas Roberti

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